Féminin / Masculin
Entre 1900 et 1930, les œuvres de Picasso déjouent régulièrement les représentations stéréotypées du genre avec la présence de corps androgynes qui conjuguent attributs féminins et masculins. Issue de la culture gréco-romaine, la figure de l’androgyne est très présente en France à la fin du XIXème siècle, notamment dans la littérature dite « décadente [1]» et la peinture symboliste, avec les œuvres de Gustave Moreau ou Puvis de Chavannes. L’androgyne y apparaît en adolescent efféminé au visage fin et imberbe, le corps menu et élancé. Évolution moderne de l’éphèbe grec, il devient pour les cercles artistiques de l’époque un contre-modèle qui bouscule l’image traditionnelle de la virilité. Entre 1901 et 1906, durant les périodes dites « bleue » et « rose », les œuvres de Picasso regorgent de représentations de jeunes hommes à l’identité floue, que seuls les titres – donnés a posteriori – viennent expliciter.
Agé d’une vingtaine d’années, l’artiste convoque des êtres mélancoliques et silencieux aux visages interchangeables, dont les corps fragiles et asexués sont marqués par la solitude et la misère. Cette période voit également apparaître Arlequin, personnage de la commedia dell’arte . Avec les jeunes acrobates, il est sans doute l’une des figures les plus androgynes du répertoire de l’artiste, le poète Guillaume Apollinaire chantant dans ses vers ces arlequins « qui accompagnent la gloire des femmes » et qui « leurs ressemblent, ni mâles, ni femelles »[2]. Au-delà de la représentation du corps, imberbe et longiligne, l’attitude délicate d’Arlequin contribue à le féminiser. Extrait de son contexte théâtral, le personnage endosse le costume du jeune père de famille et apparait dans quelques scènes intimistes de bonheur. Dans la Toilette de la mère, il enserre tendrement un nourrisson pendant que sa mère se coiffe. « La paternité transfigure Arlequin » écrit encore Apollinaire[3].
Lorsque Picasso se rend en Hollande à l’été 1905, il est marqué par la carrure athlétique des jeunes femmes qu’il croise. Dans Les Trois Hollandaises (1905), l’artiste reprend un schéma iconographique classique, celui des trois Grâces, qui lui permet d’assembler en une seule et même composition le corps féminin de face, de dos et de profil. Recouverts par leurs costumes traditionnels, les corps sont à l’extrême opposé de la sensualité de leurs illustres modèles de la Renaissance, tels que peints par Botticelli, Raphaël, ou plus tard Rubens. À partir de ce moment, et plus encore après l’été 1906, ce sont les représentations féminines qui adoptent un caractère androgyne.
Fin observateur de l’œuvre de Gauguin et de Cézanne, mais aussi de l’art ibérique antique, puis de la sculpture africaine et océanienne, l’artiste expérimente de rudes simplifications qui préfigurent la révolution du cubisme, incarnée par Les Demoiselles d’Avignon (1907, MoMA, New York). Les nombreuses œuvres et études qu’il consacre à son « grand tableau » sont caractérisées par l’abandon des procédés illusionnistes au profit d’un nouveau langage expressif : construction par articulation de formes essentielles, utilisation de hachures serrées, réduction de la palette chromatique aux bistres et aux ocres. Les corps féminins voient leur musculature se développer au point d’évoquer davantage des modèles anatomiques masculins [MP1902] bouleversant le concept inhérent de « beauté ». Les années cubistes, par l’éclatement du sujet en une multitude de plans, brouillent la lecture des sujets. Femme nue assise (1909-1910, huile sur toile, 92.1 × 73 cm, Tate, N05904), constitue à cet égard l’un des exemples les plus remarquables de la phase hermétique du cubisme qui se caractérise par le surgissement d’un corps objet – sans sexe – , débarrassé de ses caractéristiques psychologiques et distinctives.
Au tournant des années 1920, Picasso revient à une figuration plus traditionnelle, explorant une veine néoclassique inspirée de la statuaire gréco-romaine et de la peinture de Renoir. Il renoue avec la représentation de corps féminins imposants comme dans le cas de Femme assise (1921), dont le corps, massif, est enveloppé dans un large drapé. Corps et visages de baigneuses colossales évoquent la physionomie des figures masculines de la même période.
Durant les années 1920, bientôt marquées par l’émergence du surréalisme, les corps poursuivent leur métamorphose. Sous la main de l’artiste, ils prennent l’apparence de silhouettes flottantes et fluides ou se contorsionnent dans des postures impossibles, comme celles de ses acrobates asexués.
- CreditDomaine publicMathieu Rabeau/Etablissement public de la Réunion des musées nationaux et du Grand Palais des Champs-Elysées
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- Credit© Succession PicassoAdrien Didierjean/Agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais des Champs Elysées
Appliquée à des sujets anonymes ou traditionnels qui relèvent surtout de conventions iconographiques anciennes – nu féminin, Arlequin, acrobates - l’ambiguïté sexuelle manifeste que Picasso introduit dans son œuvre questionne le rapport au genre et dessine l’image d’une représentation humaine à la fois libre, complexe et nuancée. Homme, femme ou sans sexe déterminé, cette figure reste avant tout au service d’un projet artistique moderne de redéfinition du langage plastique. Cette ambivalence se retrouve jusque dans les dernières années de sa carrière, à travers plusieurs scènes d’étreintes où les sexes se confondent, ne formant parfois plus qu’un seul et même corps.
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[1] Citons notamment le personnage de Des Esseintes dans le roman À rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans; les figures d’Oscar Wilde, de Rochilde ou encore le texte De l’androgyne (1891) de Joséphin Péladan.
[2] Guillaume Apollinaire, « Les Jeunes – Picasso, Peintre », La Plume, Paris, n°372, 15 mai 1905, p.482.
[3] Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes, Paris, Eugène Figuière et Cie, 1913, p.74.