L'assemblage
Constructions cubistes
Aux visiteurs qui avaient la chance de pénétrer dans l’antre du créateur, l’atelier de Picasso apparaissait comme un « assemblage » composite, où l’artiste se plaisait à réunir dans l’espace de son laboratoire créatif une collection d’objets, d’œuvres et de matériaux à travers lesquels le réel deviendrait œuvre d’art. L’image de Picasso comme « bricoleur de génie » est une image récurrente, l’artiste ayant fait de l’assemblage une méthode combinatoire visant à mettre en présence différents éléments non artistiques un principe fondateur de son œuvre plastique. Le geste d’assembler, plutôt que de sculpter, modeler ou peindre, s’inscrit dès lors comme un fil rouge dans l’œuvre de l’artiste renouant avec une tradition populaire, empruntant davantage à l’art du chiffonnier qu’aux règles de la sculpture. L’assemblage, en privilégiant le hasard de la trouvaille, de la récupération, du détournement et du recyclage de matériaux issus du réel, renouvelle les règles de la hiérarchie des genres.
La grande exposition d’octobre 1961, « The Art of Assemblage », organisée par William C. Seitz au Museum of Modern Art de New York, présentait les collages et constructions cubistes de Picasso comme les premières occurrences d’un art de l’assemblage dans les arts plastiques. L’origine de l’assemblage est généralement datée d’octobre 1912, moment auquel Picasso crée ses premières guitares en carton à Paris. L’assemblage se distingue du collage dont il est le prolongement par le pliage qui permet à la surface de devenir volume et par l’insertion de matériaux issus du réel, tels que la ficelle ou la toile. Avec Mandoline et clarinette, le tableau devient relief, à travers un assemblage tridimensionnel. Le vide comme espace devient une composante de l’œuvre, par une architecture complexe d’éléments de bois de sapin rehaussés de peinture et de traits de crayon, opérant comme autant de signes pour recréer les deux instruments de musique. L’assemblage se présente ainsi comme une technique non mimétique, visant non pas à copier la nature mais à agir comme elle. Dès l’origine, dans les assemblages cubistes, on note une prédilection pour l’usage de matériaux pauvres, objets de rebuts ou de peu de valeur, comme les ficelles, papiers journaux, papiers peints usagés, bois de récupération, amplifiant la nature vernaculaire de l’œuvre. Malgré la polysémie de l’assemblage chez Picasso, tour à tour collage, construction, sculpture composite ou tableau-relief, ce geste artistique témoigne d’un goût insatiable pour l’objet et le matériau, fragments de réalité, prélevés à l’environnement quotidien.
L’assemblage surréaliste
La forte part d’imaginaire née de l’assemblage d’objets issus du hasard de la trouvaille en fait un mode de composition privilégié des créations surréalistes. S’ouvre alors la possibilité d’utiliser le grand réservoir d’images et d’objets qu’est la réalité pour créer une construction libre, dans lequel l’objet, soustrait à son origine première, fait signe. Dans les compositions au sable, tableaux-reliefs créés à Juan-les-Pins durant l’été 1930, Picasso construit une nouvelle poésie de l’assemblage où le sable de la plage rapproche harmonieusement des éléments végétaux ou objets fabriqués par la main de l’homme, qui sont autant de collages impromptus sur l’envers d’un châssis de toile. Dans Composition au gant, l’artiste associe un gant qui traverse l’espace, telle une forme biomorphique avec des éléments végétaux et des fragments de carton collés et cousus sur la toile. Dans l’article intitulé « Picasso dans son élément », paru dans le premier numéro de la revue Minotaure en 1933, André Breton vante toute la puissance poétique de l’ajout impromptu d’un papillon réel sur la toile, ainsi métamorphosée par le geste de l’artiste. En introduisant l’altérité au sein de la composition, l’assemblage porte en effet une charge, pouvant faire basculer l’œuvre d’art du côté de la poésie ou de la violence. Par les possibilités particulières de transmutation et d’affrontement des objets assemblés, l’assemblage met le regard du spectateur « en danger », le trouble par l’antagonisme des objets réunis dans une même œuvre, telle Guitare, un tableau-relief constitué du collage d’une toile, de papiers journaux et d’une serpillère transpercée de clous, ou encore Figure, forme primitive dressant ses poings formés par des fourches acérées encadrant une tête en forme de louche.
Objets et ready-made
À travers l’assemblage, Picasso révèle les potentialités du matériau non transformé qui prend vie par la seule mise en présence des objets choisis par l’artiste, sans altérer leur forme d’origine. La métamorphose s’opère exclusivement par le geste électif de l’artiste, insufflant une nouvelle vie au matériau. Ainsi la Porteuse de jarre, assemblage de morceaux de bois peints, d’objets et de clous, semble-t-elle surgie d’une civilisation antique, dont elle serait une frêle et facétieuse idole. Une étape est franchie dans le processus de la métamorphose quand il n’est nul besoin d’assemblage pour que s’accomplisse la « métaphore plastique » de la sculpture devenue « trompe-l’esprit ». C’est le cas de la Vénus du gaz, simple brûleur de cuisinière non transformé, devenu déesse par la capacité de l’artiste à nommer le réel et par là même à le réinventer. Devant la Tête de taureau, faite de l’assemblage d’une selle et d’un guidon de bicyclette, le spectateur perd la réalité initiale des deux parties, l’usage réel de l’objet sommeillant au cœur de l’œuvre et pouvant être réactivé à tout moment. Picasso avait en effet pressenti l’inversion de la métamorphose dans cet assemblage temporaire, où la Tête de taureau redeviendrait bicyclette. Le caractère d’improvisation de l’assemblage aboutit à la création de La Femme à la clé, combinaison d’objets issus du capharnaüm de l’atelier qui, tous, possèdent un caractère propre et reconnaissable en tant qu’objet.
- Credit© Adagp, ParisMusée national Picasso Paris
Sculptures encyclopédiques
Les grandes sculptures composites que Picasso crée à Vallauris dans les années 1950 marquent l’âge d’or de l’assemblage. Ces « sculptures additives » ou « sculptures encyclopédiques » allient assemblage et modelage, les objets détournés de leur usage premier et choisis pour leur forme étant ensuite intégrés et assimilés dans le plâtre frais auquel le sculpteur donne la forme finale. La Petite fille sautant à la corde est une sculpture lévitant dans les airs qui surprend par la légèreté de son armature, constituée d’un tube de fer reposant sur une base rectangulaire remplie de plâtre. Aux extrémités de cet échafaudage est suspendue une petite fille dont le visage lunaire est fait d’un moule à gâteau, le corps d’un panier en osier, tandis que les pieds sont chaussés de souliers dépareillés. La fleur et le serpent au bout de la corde ont été ajoutés quand l’assemblage fragile fut fondu dans le bronze, afin de constituer un appui supplémentaire dans la partie inférieure. Composée elle aussi à partir des heureuses trouvailles de l’artiste dans le dépotoir jouxtant son atelier de la rue du Fournas, La Chèvre laisse deviner au sein de son corps les éléments issus du réel : bois lisse d’un palmier formant le dos pelé, barres de métal et vieux panier en osier imitant côtes et flancs maigres, pots de lait en céramique représentant les pis du capridé. Les plâtres composites de Vallauris, réalisés entre 1950 et 1954, déploient ainsi toute une « palette d’objets » : deux petites voitures d’enfant pour former la gueule de La Guenon et son petit, un arrosoir de jardinier dans L’Arrosoir fleuri, une pelle formant le plumage de La Grue dont les pattes s’achèvent par deux fourchettes. À l’instar de la pensée mythique des sociétés primitives, décrite en 1962 par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, l’artiste se situe entre le bricoleur et l’ingénieur, faisant dialoguer la matière et les moyens d’exécution. Les sculptures d’assemblage sont une plongée sensible dans l’intimité de l’artiste dont elles révèlent le goût pour les matériaux et les collections d’objets.
Ce parcours est issu du travail effectué par Virginie Perdrisot-Cassan, conservatrice en chef du patrimoine au Musée national Picasso-Paris, dans le cadre de l'exposition "Picasso et les arts et traditions populaires", présentée au Mucem du 27 avril au 29 août 2016.