Voici probablement la première serpillière de l'histoire de l'art. Cet objet négligé d'ordinaire occupe le centre du panneau, et devient, par le moyen simple de deux cordes, guitare. Pablo Picasso utilisera un morceau de chemise sale pour une Guitare contemporaine (MP86) et a recours à ce type d'assemblage pour une série de petites guitares contemporaines en carton MP88 à MP95. Nous sommes face à une nature littéralement morte : des objets de rebut, clous, cordes, la serpillière de la rue La Boétie d'après Brassaï, sont véritablement accrochés au panneau. Comme le dit Louis Aragon en 1930, Picasso « a fait une chose très grave ». Il met la « peinture au défi » confrontant la noblesse de la grande peinture à l'ignoble. Avec cette Guitare, Picasso entre dans l'histoire du rebut dans l'art. Il n'est pas le premier : le Dada Kurt Schwitters ou Picabia ont utilisé déchets, allumettes et bouts de ficelles Tabac rat, 1919-1949, MNAM. Les Danseuses espagnoles de Miró 1928 viendront ensuite, puis l'art pauvre d'Alberto Burri dans les années 1950 qui annonce Néo-dadaïsme américain, « junk art », Nouveau Réalisme français, et Arte Povera italien des années 1960. Le papier journal collé comporte un article faisant l'éloge de l'intelligence de la peinture néo-académique – quoi de plus drôle que de mettre en parallèle ce jugement et une serpillière en guise de peinture ?

Cette œuvre, comme l'écrit Alfred Barr en 1940, est « désagréable », comme le seront aussi les objets surréalistes d'Alberto Giacometti et Picasso aurait eu le projet initial d'introduire des lames de rasoir dans le châssis. Les cordes tentent de donner forme à la serpillière molle. Surréaliste ? À coup sûr, et l'œuvre sera reproduite dans La Révolution Surréaliste, même si Picasso niera toute influence du surréalisme avant 1933, et peut-être surtout préfigurant le surréalisme dissident de Georges Bataille. Celui-ci théorisera en 1929 la violence de l'informe, qui « déclasse », rabaisse et ainsi brise les catégories de pensée. Aragon, toujours : «[Picasso] voulait les vrais déchets de la vie humaine, quelque chose de pauvre, de sali, de méprisé ». De plus, évidée d'un trou central, et percée de clous qui menacent le spectateur en réelles « pointes à l'œil » , à l'image des clous qu'on retrouve sur certains fétiches de la collection personnelle de Picasso et qu'il possédait en 1926, tel le masque Kru visible sur une photographie de l'atelier de Montrouge, et dont lui parle son ami Michel Leiris. Cette serpillière est duelle, à la fois bourreau et martyr. « L'ironie » cachée qu'évoque Dora Maar dans un entretien radiophonique en 1955 à propos de cette pièce est peut-être celle-ci : on ne sait comment la regarder, violente ou violentée, plaçant le spectateur dans une position ambivalente, sans cesse.

Symptôme ultime de ce malaise : cette Guitare fut accrochée au cours de son histoire verticalement et horizontalement, le journal faisant comme une ombre portée - l'artiste, lui, l'a imaginée verticale dans un carnet ; comme si, littéralement, on ne savait pas comment la regarder.