Les ateliers de Picasso

L’intérêt précoce que Picasso manifeste à l’égard de la photographie a fait l’objet de plusieurs études sérieuses1. Les clichés qui documentent les premiers ateliers parisiens, réalisés par l’artiste ou son entourage, attestent d’une conscience déjà puissante de l’image et de ses codes de représentation notamment lorsque Picasso commence à mettre en scène sa production en regard des œuvres qu’il collecte : ainsi la célèbre photographie de Gelett Burgess qui présente Picasso dans l’atelier du bateau-Lavoir au-devant de sa collection d’instruments de musique et de sculptures d’art africain et océanien soulignant le regard porté sur les arts extra-européens par les avant-gardes parisiennes2; ou lorsque les compagnons du cubisme, Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Georges Braque et Daniel-Henry Kahnweiler, posent tour à tour dans l’atelier du 11 boulevard de Clichy entourés d’études, d’un masque Mukuyi Punu, de reproductions d’œuvres et du Portrait de Marguerite de Matisse. 

La photographie fut un apport crucial à l’épisode cubiste comme source documentaire et mémorielle du caractère expérimental des assemblages et papiers collés. Plusieurs clichés orchestrés par l’artiste dans l’atelier du boulevard Raspail révèlent les « installations » éphémères où Picasso teste l’impact visuel de ses travaux de laboratoire confrontés les uns aux autres à proximité du Portrait de femme du Douanier Rousseau, de bois africains et d’un amoncellement de cadres vides, de rouleaux de toiles et de chutes de papier peint. 

Les clichés de l’entre-deux-guerres, tandis que l’artiste s’équipe d’un appareil portatif pour mémoriser les instants de famille, témoignent du phénomène d’accumulation des œuvres - ainsi le garage de Fontainebleau en 1921 -, grandissant à mesure que l’artiste étend le nombre et la surface de ses ateliers. Les toiles de Renoir, du Douanier Rousseau, visibles dans différentes pièces de l’appartement de la rue La Boétie voisinent avec les œuvres de Picasso suivant un accrochage délibérément anachronique. 

 

En 1943, dans l’atelier des Grands-Augustins où fut peint Guernica, Brassaï photographie une grande armoire métallique réunissant un ensemble de bois sculptés de Picasso, une édition en bronze peint du Verre d’absinthe (1914), Métamorphose (1928), deux petites Baigneuses peintes à Dinard (1928), les bois, plâtres, bronzes de Boisgeloup, quelques galets gravés et un assemblage de 1941 (Buste de femme)3 Dans ce petit musée de l’intimité, l’œuvre plastique de Picasso, dont on note la dimension anthropomorphique, dialogue avec deux répliques de la Vénus de Lespugue, un squelette de chauve-souris, des fragments d’os, de la vaisselle et de la céramique peinte, et autant de curiosités parmi lesquelles un cheval et un guerrier chypriotes, une main et son avant-bras issus d’une sculpture de l’île de Pâques4, et des verres fondus par l’éruption de la montagne Pelée en 1902. 

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    © Estate Brassaï - GrandPalaisRmn
    Musée national Picasso Paris

La présence de ces objets hétéroclites, d’essence méditerranéenne pour la plupart, est représentative à moindre échelle de l’étonnante collection  constituée par l’artiste depuis son installation à Paris, faite de sculptures, de peintures datant principalement de la seconde moitié du XIXe siècle – de Corot, Courbet et Cézanne à Degas, Renoir, Seurat, Vuillard - et de contemporains – Braque, Brauner, De Chirico, Miro -, mais aussi de pièces chinées chez les brocs sans aucune valeur particulière autre que leur intérêt formel ou une certaine dimension affective. 

 

A la Libération, plusieurs photographes reporters se succèdent aux Grands-Augustins pour photographier l’artiste dans son atelier où les peintures sont présentées superposées les unes aux autres tel un seul et même collage parmi les sculptures jonchant le sol  aux côtés de tableaux de Cranach  ou de Modigliani (Jeune fille brune, assise, 1918), d’un Christ en croix, d’une Vierge catalane, et d’innombrables piles de livres  et instruments de musique. David Douglas Duncan, Edward Quinn, Lucien Clergue, André Gomez, André Villers, André Ostier et Robert Otero se chargent dans le Sud de photographier le désordre apparent des ateliers de l’artiste, où l’œuvre nourrit la vie et vice et versa. 

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    © Estate Brassaï - GrandPalaisRmn
    Musée national Picasso Paris
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    © Nick de Morgoli
    Musée national Picasso Paris
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    © Nick de Morgoli
    Musée national Picasso Paris
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    Crédits
    © Nick de Morgoli
    Musée national Picasso Paris

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[1] Anne Baldassari dir., Picasso photographe. 1901-1916, cat. exp. Paris, musée Picasso, 1994, et Picasso et la Photographie. Le miroir noir 1900-1928, cat. exp. Paris, musée Picasso / Flammarion, 1997. John P. Richardson dir., Picasso & the Camera, Gagosian Gallery, New York, 2014.

[2] Gelett Burgess, « Wild Men of Paris », The Architectural Record, May 1910, vol. XXVII, n°5, p. 401-414.

[3] On identifie par exemple deux Figures, Paris, 1907 (Spies 15 et 16) ; Verre d’absinthe, Paris, 1914 (Spies 36b) ; Métamorphose, Paris, 1928 (Spies 67) ; Femme assise, Boisgeloup, 1931 (Spies 105) et Femme assise, Paris, 1929 (Spies 106) ; un ensemble de Femmes assises et debout, Boisgeloup, 1930 (Spies 86 à 101), Tête de femme, Boisgeloup, 1933-34 (Spies 142) ; Buste de femme, Paris, 1943 (Spies 277). 

[4] Fragment de sculpture en bois de Toromino rapporté par Pierre Loeb et intégré par Picasso dans l’assemblage de La Femme en robe longue, Paris, 1943 (Spies 238).
 

 

Ce parcours est adapté de l'article de Cécile Godefroy, « Les Ateliers de Picasso » in Picasso iconophage (Paris, Musée national Picasso-Paris, 11 juin - 15 septembre 2024), Paris, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 2024.