A la fin de l'été 1958, l'historien de l'art Douglas Cooper vante à Pablo Picasso le charme du château de Vauvenargues dressé au pied de la pente nord de la montagne Sainte-Victoire, elle-même sujet des célèbres paysages de Paul Cézanne. Cette grande bâtisse trapue, installée dans une propriété s'étalant sur plus de 800 hectares, présente l'isolement et l'environnement naturel propices au séjour créatif de Picasso. L'acquisition motive un échange fameux rapporté par Daniel-Henri Kahnweiler, le marchand de l'artiste espagnol : « Je viens d'acheter la Sainte-Victoire » lui dit Picasso - « Laquelle ? » demande Kahnweiler, songeant à une éventuelle peinture de Cézanne - « La vraie ! ».

Quelque émulation que put concevoir Picasso de cette proximité avec Cézanne qu'il admirait depuis presque 60 ans, c'est d'abord la prise de possession des lieux comme nouvel atelier qui stimula l'artiste. Après d'importants travaux d'aménagement, il fit venir de sa villa La Californie à Cannes des centaines d'œuvres de sa main mais aussi de celle d'autres artistes comptant dans sa collection particulière, dont Cézanne. Le château est meublé d'objets chinés chez les antiquaires du pays d'Aix ; parmi eux, un lourd buffet baroque qui trône dans la salle à manger. Ce meuble devient un motif majeur de cette période ainsi que le centre de gravité de plusieurs compositions. Colonnes annelées, mascarons, corniches, balustres et sculptures en bas-relief constituent un théâtre de formes dont Picasso va décliner le répertoire.

Cette scène domestique associe une femme, une enfant et un chien à une échelle légèrement supérieure à la nature. Ce dernier, le chien dalmatien Perro de Picasso, contraste avec la masse chatoyante du buffet, dans un rapport qui trouve des variantes au sein d'œuvres connexes. Le meuble est flanqué de deux citations explicites au thème favori de Picasso : celui du modèle. L'enfant en mouvement rafraîchit le thème de la femme assise tandis que le buste de la femme, juchée sur un semblant de piédestal, est un lointain écho aux figures en majesté des gravures de la Suite Vollard exécutées dans les années 1930. Le vert bouteille, le jaune, l'orange et le rouge éclatants, typiques de la période de Vauvenargues, composent une palette rehaussée par l'éclat du ripolin, cette peinture-émail empruntée par Picasso en 1912 aux peintres en bâtiment. Le contraste des textures et des coloris se combine à la fluidité de cette matière grasse, qui coule et file sur la toile au bénéfice d'effets maîtrisés par l'artiste.

Le grand Buffet de Vauvenargues et ses sept variations ont voyagé entre le pays d'Aix et Cannes, suivant les déplacements de leur géniteur. Conçu à Cannes après le premier séjour de Picasso à Vauvenargues début 1959, le grand Buffet de Vauvenargues connut une gestation de dix mois qui s'acheva au château aixois. Picasso documenta au dos de la toile les diverses étapes de sa création : les jours, les lieux et même la plage horaire.