A la toute fin de l'année 1953 ressurgit dans la peinture de Picasso une présence rare et équivoque : l'ombre d'un corps. Il y eut d'abord celle du visage de Picasso, photographiée par lui-même en 1927, dont le profil découpé muta dans les joutes houleuses entre le peintre et son modèle entre 1928 et 1929 (ex : L'atelier, 1928-1929, MP111). Cette empreinte impassible glisse dans l'espace au gré des tensions, des ruptures et des réunions qui traversent la série. Plus de vingt ans après, s'impose sur le seuil du tableau une silhouette massive, élargie au buste du peintre, dont l'implantation dans la composition diffère radicalement des précédents exercices. L'ombre domine la perspective dans laquelle s'inscrit le modèle, point focal d'une vision plusieurs fois cadrée par l'esquisse d'une porte et par les découpes de plans au trait blanc. Cette position est inédite dans l'interprétation d'un dialogue autrefois traité dans une confrontation latérale. La configuration de la scène a conduit l'historien de l'art Kirk Varnedoe à l'apparenter à une camera oscura, chambre optique qui projetterait l'environnement sur la surface sensible du tableau et qui aurait en quelque sorte impressionné la peinture. A la charnière de cet espace dédoublé se situe le peintre, à la fois hors-champ par l'absence de son corps et inclus par son ombre portée. Cette subjectivité ambivalente redéfinit une nouvelle syntaxe des rapports et des interactions, notamment dans le contraste de la décoloration extrême des deux protagonistes, partagés entre le noir et le blanc. L'évidente citation du Grand nu couché, 1935 d'Henri Matisse - lui-même réactualisation des odalisques classiques pour lesquelles Matisse et Picasso partagent un vif intérêt – a perdu sa carnation sensuelle et doit son teint spectral à la préparation blanche en réserve du tableau. La substance de l'ombre n'a pas beaucoup plus de consistance, frottée dans une matière plus ou moins opaque. Qui est là et qui ne l'est pas, qui l'était et qui le sera ? L'œuvre consacre les moyens du dessin et de la peinture à formuler la dimension virtuelle de cette rencontre. Une version contemporaine du même motif semble exprimer un repentir par rapport à ce rapport suspendu, à travers un manifeste passage à l'acte : l'ombre finit par « croquer » le modèle dans l'intersection de leurs silhouettes et par l'ébullition chromatique qui en résulte (cf. L'Ombre sur la femme, 1953, Art Gallery of Ontario, Toronto).

La porte figurée au sein de L'ombre simule une interface entre la réalité et la fiction. Comme Picasso le signale au photographe David Douglas Duncan, le jouet et le vase de Sicile « sont encore dans la maison », c'est-à-dire à la villa La Galloise de Vallauris, et ont pour fonction d'ancrer la pièce dans le réel. Picasso précise aussi que l'ombre est bien la sienne. En revanche, la femme alanguie sur le lit de sa chambre à coucher ne dispose pas d'un référent concret à cette époque de sa vie et semble relever du fantasme désenchanté, possiblement lié à la solitude. Depuis le départ définitif de Françoise Gilot fin septembre 1943, Picasso vit seul à La Galloise, en rupture d'une muse qu'il n'a jamais célébrée sous cette forme. L'ombre est issue d'une série très majoritairement graphique (une dizaine de peintures et 180 dessins) réalisée entre le 28 novembre 1953 et le 3 février 1954, que Michel Leiris qualifia dans le numéro spécial de la revue Verve qui lui est consacré, de « journal non verbal mais visuel, d'une détestable 'saison en enfer', crise de la vie intime ». Crise qui se traduit dans une œuvre dont la sobriété et la délicatesse du mécanisme esthétique restent exemplaires.