Après le saisissant masque funèbre de son ami Casagemas, en 1901, la mort dans l'œuvre de Picasso tend à déserter le corps humain pour s'incarner dans les figures allégoriques du memento mori antique (« souviens-toi que tu vas mourir ») : ici le crâne d'animal et la bougie fichée dans une bouteille. Ce genre artistique associe des éléments dont le symbolisme s'équilibre au sein de leurs contrastes ; l'objet de la mort et du deuil est ici éclairé par la lumière de la vie et du renouveau. Les historiens de l'œuvre picassien ont associé la résurgence de la Vanité dans la peinture de l'artiste espagnol à certains épisodes biographiques douloureux, tel le suicide du voisin d'atelier de Picasso au Bateau-Lavoir, Georg Wiegels, en 1908 (Composition à la tête de mort, 1908, Musée de l'Hermitage, Saint-Pétersbourg), le décès du sculpteur Julio Gonzalez en 1942 (Nature morte au crâne de taureau, 1942, Kunstsammlung Nordrhein Westfalen Düsseldorf). Le tableau de 1952 est mis en rapport avec l'imminente exécution du leader communiste grec Nikos Beloyannis, que Picasso avait portraituré en Homme à l'œillet pour la pétition en sa faveur parue dans la presse communiste.

Si le développement simultané d'un même motif en deux et trois dimensions est commun chez Picasso, le choix du memento mori pour l'exercice est exceptionnel. La conversation entre le tableau Crâne de chèvre, bouteille et bougie et le bronze homonyme n'a qu'un seul sujet : proposer à l'esprit plusieurs cheminements plastiques vers la même destination sensible. Au cubisme abrégé et figural de la peinture répond l'assemblage économe et expressif de la sculpture. Les aplats de couleur qui redistribuent les plans au sein du volume renforcent la correspondance avec le tableau. La monochromie, ajustée différemment entre les quatre états du motif pictural, reçoit un traitement équivalent pour les bronzes, dont l'équilibre entre le clair et l'obscur est subtilement alternatif (cf. variante conservée au MoMA à New York). Le traitement de la bouteille supportant la bougie est particulièrement éloquent. Son corps est simulé dans la peinture par une coupe dans une masse sombre qui contraste avec la bougie. Cette mise en abyme du volume, qui repose sur une illusion d'optique picturale, est réinterprétée à rebours dans l'espace, grâce à deux tuiles courbes qui simulent la bouteille en son absence objective. Sont ainsi réactualisées les recherches engagées en 1914 sur la « sculpture ouverte » avec les six versions du Verre d'absinthe. Une version légèrement plus tardive du tableau énonce l'hypothèse d'une articulation formelle totalement fluide entre peinture et sculpture et pleinement réversible.