Pablo Picasso n'a pas encore quatorze ans lorsqu'il peint le portrait en pied de cette jeune galicienne qui compte parmi ses premières peintures à l'huile. Il la signe « P.Ruiz ». Depuis 1892, Pablo étudie à l'école des beaux-arts de la Corogne, où son père, Don José Ruiz Blasco, est professeur. Initié au dessin ornemental par ce dernier, l'adolescent poursuit sa formation dans les disciplines consacrées de l'art académique : la copie de plâtre, le dessin de la figure ainsi que la peinture et la copie d'après nature. La lecture assidue de la revue littéraire et artistique Blanco y Negro complète sa culture artistique, grâce aux reproductions d'œuvres qu'elle diffuse. Les exercices de Pablo au fusain et crayon d'après moulages montrent son attention à l'enseignement qui lui est prodigué en même temps que sa maîtrise de figures imposées dont il tire des résultats remarquables.

Très vite, ses pastiches à la manière du Greco ou ses portraits d'après Velázquez confirmeront sa profonde connaissance des chefs-d'œuvre du XVIIe siècle espagnol, le Siècle d'Or. C'est effectivement l'ombre collective de Zurbaran, Murillo, Velázquez et Ribera qui plane sur l'ensemble des peintures produites à la Corogne, dans les derniers mois du séjour familial en Galice. A leur exemple, Picasso portraiture mendiants, figures populaires, modèles pittoresques, telle cette fillette aux pieds nus et à la triste moue. Une pose sobre, un fond neutre, un espace très dépouillé, une lumière zénithale : tout concourt au caractère naturaliste de l'œuvre. La dignité du modèle s'exprime dans les fières couleurs qu'il porte. Le rouge vermillon de sa robe et le blanc ivoire de son foulard rehaussent le teint de la jeune fille et contribuent à l'intensité du portrait. Le maniérisme dont Picasso fait toutefois preuve dans le traitement de certains éléments n'est pas étranger à cette sensation particulière, à l'instar de l'asymétrie du regard. La disproportion des yeux, des mains et des pieds traduit une sensualité terrienne, comme une traduction plastique de l'identité sociale de la fillette. « Les pauvres filles de chez nous vont toujours pieds nus et la petite avait les pieds couverts d'engelure » déclara Picasso à propos de son modèle.

La Fillette aux pieds nus est la première incarnation du thème de la « femme assise », regardée et regardant, qui sera décliné et renouvelé tout au long de l'œuvre de Picasso.

La même année,en 1895, Don José emmène son fils visiter le musée du Prado. Puis il déménage sa famille à Barcelone suite à sa nomination à l'Ecole des beaux-arts de Barcelone, La Lonja. La parenthèse de la Corogne se ferme mais Picasso a toujours exprimé son estime pour la production de cette époque. La Fillette aux pieds nus et L'homme à la casquette, début 1895 (MP1), l'ont accompagné dans ses lieux de vie et de création. Picasso disait d'eux : « Ils sentent encore la Corogne ».

Nathalie Leleu, chargée de mission Collections et Patrimoine, Musée national Picasso - Paris

Février 2014