Qu'est-ce qu'être classique ? Ce débat anime tout l'entre-deux-guerres. En effet, la Première Guerre Mondiale a révélé le caractère illusoire et obsolète des allégories « néo-classiques » de la IIIe République, celles qui s'accrochent aux frontons des Palais de l'Exposition Universelle de 1900, incarnant des valeurs qui ont mené au bain de sang. La boucherie de 14-18, qui a confondu les corps, les machines et la terre dans des visions d'horreur, fait naître un désir de clarté, d'espace, de lumière, d'hygiène de vie moderne, qui donne une autre résonance au classique. Pour un Le Corbusier par exemple, l'idéal grec, méditerranéen, inspire la vision d'un habitat baigné de soleil, des formes épurées, une architecture réduite à son essence. 1923 est l'année de la parution de son livre Vers une architecture qui offre à la fois le temple grec et le paquebot comme modèles d'économie de ligne. Être classique, ce peut être ainsi rechercher une forme éternelle, et non pas réaliser des pastiches d'art antique. La Flûte de Pan ne représente pas une scène particulière de l'histoire ou de la mythologie antique. Elle opère une synthèse de l'idéal classique, énonçant ses éléments essentiels, bien plus peut-être que Les Trois femmes à la fontaine, été 1921, où l'influence de Renoir et du maniérisme Renaissance de l'École de Fontainebleau viennent dialoguer avec l'équilibre classique. Ici, placées devant la mer, les figures masculines sont à la fois des pêcheurs contemporains d'Ulysse, des bergers qui comme dans les Bucoliques de Virgile accompagnent leurs églogues (poèmes chantés) à l'aide de la flûte de Pan, et de jeunes hommes modernes en maillot de bain blanc, un maillot blanc que l'on retrouve également sur un Baigneur de Paul Cézanne (1885-86). Le léger déhanchement de l'homme de gauche est typique de la position classique dite du contrapposto. Ce caractère atemporel se retrouve dans d'autres dessins représentant des figures classiques au bord de la mer, notamment féminines, réalisés par Picasso à l'été 1923, Deux nus debout au bord de la mer, ainsi que dans les peintures antérieures Famille au bord de la mer (été 1922) ou Deux baigneurs (1921). Cet ensemble témoigne d'une recherche longue qui fait passer un Picasso « classique » du travail d'après Ingres à une forme plus essentielle, retrouvant des échos des œuvres de 1906 nées du séjour à Gósol Autoportrait (1906). D'autres artistes accompagnent Picasso à la même époque dans ce travail des formes classiques, des sculpteurs Pablo Gargallo, Henri Laurens, Manolo Hugué ou encore Aristide Maillol au peintre italien Mario Sironi ou à Fernand Léger. L'éternel antique est à la mode. Les deux jeunes hommes sont encadrés par des éléments d'architecture simples, géométriques, évoquant à la fois l'architecture moderniste contemporaine et les éléments fondamentaux du théâtre antique : la scène (proskenion), les panneaux obliques des coulisses (skéné), et même les gradins, dans une forme de raccourci. Massifs, immobiles, malgré le mouvement nécessaire que devrait impliquer la musique, l'un est concentré sur son instrument, l'autre regarde dans le lointain avec une expression dont on ne sait si elle est neutre, indifférente ou mélancolique. Le silence est assourdissant, malgré la présence de la flûte. Le monde classique est un autre monde, achevé, peut-être à peine audible en réalité pour nos oreilles contemporaines. Perdu pour jamais, l'évoquer demeure un acte teinté de mélancolie, ce qu'avait bien compris Giorgio de Chirico. Et in Arcadia ego, comme le disait déjà le peintre Nicolas Poussin.