L'interprétation plastique de la solitude sociale qui s'était trouvée incarnée à Barcelone en 1902 dans la petite figure en terre crue de la Femme assise se fixe dans un nouvel univers : l'atmosphère des saltimbanques où Arlequin, sous les traits du Fou ou du clown triste, côtoie une société de personnages marginaux. Acteurs travestis de la commedia dell'arte, ou souvenirs de soirées passées au Cirque Médrano à Paris, une foule de saltimbanques hante peintures et œuvres graphiques de Picasso, comme autant de doubles d'un artiste vivant dans le dépouillement extrême de son atelier du Bateau-Lavoir.

Ce que nous savons de la genèse de cette sculpture met à jour le processus de création à l'œuvre chez Picasso. Roland Penrose rapporte que « Picasso l'avait commencée un soir, tard, en rentrant du cirque avec Max Jacob. La glaise prit rapidement les traits de son ami, mais il continua à y travailler le lendemain, et seul le bas du visage a conservé la ressemblance de Max. Le bonnet de fou fut ajouté quand la tête changea de personnalité » (La vie et l'œuvre de Picasso, 1961, p. 143). Cette tête fut en réalité modelée en cire, technique que Picasso connaissait par les sculptures de Degas. « L'homme grave et mélancolique sous son bonnet aux trois pointes », ainsi que le nomme André Level, serait à l'origine un portrait du poète et ami Max Jacob, compagnon de chambrée du Boulevard Voltaire, que Picasso avait rencontré lors de son exposition chez le marchand Ambroise Vollard en 1901. Par la métamorphose des formes, le portrait d'après modèle devient une allégorie à travers laquelle se découvre une véritable intention d'agir sur le processus de perception du spectateur.

Le traitement plastique du Fou, portrait coupé aux épaules, se distingue tout à la fois par une construction géométrisante et par une surface vibrante, traitée en modulations continues. Le contraste stylistique fort entre ombre et lumière, et la facture quasi-impressionniste des vibrations optiques rappellent le frémissement de la matière que l'on peut observer sur les sculptures de Rodin. L'usage de la cire, et non de l'argile, comme matériau original, exalte la force d'expression du personnage dont la surface semble porter les marques des mains de Picasso : bosses et crevasses créent des éclairs de lumière et des poches d'ombre. De ce jeu de clair-obscur, transparaît la profondeur et la sensibilité du regard intérieur ; ainsi Pierre Cabanne écrit que «les cavités profondes des yeux opposent la puissance de leurs trous d'ombre, symboles du regard intérieur, au frémissement de la matière et donne au personnage son intemporalité». L'autonomisation de la forme s'observe dans l'ajout du bonnet à la manière d'un collage. L'impression de forte plasticité naît de la forme très structurée du bonnet à pointe triangulaire entouré d'une couronne qui « jaillissent de sa tête comme d'une fleur », selon les mots de Roland Penrose.