Au sein des dialogues que Picasso a engagés avec les Maîtres du passé, celui avec Edouard Manet déboucha sur un cycle qui fut le plus long, le plus prolifique et le plus varié en termes de techniques. Après la séquence sur les Femmes d'Alger d'après Eugène Delacroix en 1954-1955 et la série des Ménines d'après Velazquez en 1957, Picasso entame en août 1959 une réinterprétation du Déjeuner sur l'herbe d'Edouard Manet. Il la développera par séquences jusqu'en décembre 1961 dans ses ateliers de Vauvenargues, de Cannes et de Mougins. Ce cycle compte 27 tableaux, 140 dessins, trois linogravures et plusieurs maquettes de carton qui donnèrent lieu à des réalisations monumentales.

Les références à Manet sont récurrentes dans l'œuvre de Picasso, depuis 1902 et sa parodie de l'Olympia et jusqu'au tableau Jacqueline en Lola de Valence en 1955. La relation s'intensifie à partir de 1954 avec un carnet annoté « premiers dessins du Déjeuner sur l'herbe ». Il faudra encore quelques années pour que Picasso dévore le tableau de Manet, comme ce dernier l'avait fait avec Le concert champêtre (vers 1509) de Titien et Le Jugement de Pâris, une gravure d'après Raphaël, tous deux conservés au Louvre. « Manet savait assimiler tout le bien qu'il prenait chez autrui, de sorte qu'en élaborant son Déjeuner, il est parvenu à créer une œuvre qui représente un triomphe strictement personnel. » Ces mots de l'historien Douglas Cooper dans son essai sur le Déjeuner sur l'herbe de Picasso s'appliquent tout à fait à ce dernier et au cycle issu de l'œuvre de Manet. Picasso s'inscrit avec aisance dans cette chaîne symbolique dont il manipule les éléments. Il les déplace, les déshabille voire les supprime, modifie leur morphologie et les dévergonde, en un mot reformule leur relation ainsi que leur environnement, jusqu'à faire du Déjeuner une scène de baignade (MP217) – Le Bain étant le titre initial du tableau de Manet.

Le Déjeuner de l'été 1960 est assez respectueux du tableau de Manet - en dépit de la disparition du deuxième personnage masculin - dans la position des protagonistes, avec la nature morte au premier plan, le tout traité dans la palette propre à Vauvenargues, ce vert pétulant et ces touches bleues qui redressent la rivière à la verticale dans une écriture très serrée. Un vert et un bleu que l'on retrouve un an plus tard, en juillet 1961, sans ornement ni variation chromatique mais dans un espace plat où le quatrième personnage réapparait dans une pose inattendue. Les uns et les autres s'incarnent éventuellement en citations de figures déjà pratiquées ailleurs par Picasso, et avant lui par Cézanne dans un contexte semblable.

Ce kaléidoscope pictural, échantillonné ici en deux peintures, varie de la transposition du thème du peintre et de son modèle, à la scène de genre dont le caractère pastoral est devenu accessoire. Le but de ces exercices se fonde sur la réactualisation du projet de Manet pour Le déjeuner sur l'herbe, résumée en ces termes par Picasso à Hélène Parmelin : « je veux DIRE le nu », aux fins de donner « à celui qui regarde le moyen de faire le nu lui-même avec ses yeux .»