Entretien avec Cécile Debray, Présidente du Musée national Picasso-Paris et Cécile Godefroy, Responsable du Centre d’études Picasso

Résumé :
Conversation autour du projet de centre d'étude au musée Picasso.

Que signifie pour le Musée national Picasso-Paris d’ouvrir un centre de recherche ?

Cécile Debray : Le musée Picasso a été pensé dès l’origine comme le musée de référence sur l’œuvre de Picasso. Lors de la dation de 1979, un conseil constitué de conservateurs, de membres de la famille et de représentants de l’État a procédé à une sélection d’œuvres ayant vocation à  représenter de manière quasi intégrale, bien que non exhaustive, le parcours artistique de Picasso, couvrant toutes les périodes de sa vie et l'ensemble des techniques abordées. Ce choix cohérent a été complété en 1992 par le don des archives personnelles de Picasso par ses héritiers, qui répond à une volonté de l’artiste lui-même. Picasso disait en effet conserver ses archives pour la postérité et l'étude de son œuvre par les futurs historiens. Les différentes étapes de construction et de rénovation du musée ont impacté l’accessibilité des fonds. Les archives ont été consultables dans un premier temps dans une bibliothèque de conservation. Depuis la fermeture pour la seconde phase de travaux en 2010, l’accès aux archives est devenu plus confidentiel, malgré des expositions et des publications successives, notamment de la correspondance. L’ouverture d’un centre d'études est donc aujourd'hui une nouvelle étape qui vient parachever le projet initial du musée et qui permettra de conserver dans des conditions optimales, d’étudier et de valoriser le fonds d’archives, classé avec l’aide des Archives nationales et reconditionné par les archivistes du musée. Les archives seront consultables au Centre d'études Picasso en dialogue avec la bibliothèque de la conservation et la documentation des œuvres, de façon à offrir un espace de recherche complet. A cela s'ajoute la création du portail numérique qui a pour objectif de faciliter l’accès aux ressources et, à terme, de protéger la matérialité des archives.

 

Cécile Godefroy : Dominique Bozo, conservateur des musées de France, chargé de la création du musée Picasso, indiquait déjà en 1976 que le musée, outre la présentation permanente de la collection et l’organisation d’expositions temporaires, devait réunir une documentation complète sur l’œuvre de Picasso incluant le catalogue complet des œuvres et les archives personnelles de l’artiste dans la perspective d’animer un centre international d’études et de recherches pluridisciplinaires.  Pensé en lien étroit avec la programmation du musée, le Centre d’études Picasso rendra précisément compte des activités scientifiques et de l’actualité de la recherche portée par les équipes du musée et menée avec les partenaires et chercheurs extérieurs.
      Ajoutons aussi que la création du Centre d’études Picasso s’inscrit dans une dynamique qui touche de nombreux musées en France et à l’étranger, soucieux de renouveler et valoriser le travail de recherche produit par les équipes de conservation – le musée du Louvre, le musée d’Orsay, le Centre Pompidou, musée national d’art moderne, le musée du Quai Branly, le musée Guimet, le Mucem, mais aussi le MoMA, le Metropolitan Museum of Art, le Victoria & Albert Museum, etc. Tout en restant centrés sur les spécificités d’un musée monographique et la singularité de nos collections, nous travaillons en pleine synergie avec ces centres de recherche et nos partenaires scientifiques.

 

 

Pourquoi un Centre d’études Picasso à Paris ?

CD :    Paris est la ville d’adoption de Picasso, puisqu’il s'y est installé dès le début du XXᵉ siècle et y est devenu exilé politique à partir de 1937. Dans la géographie parisienne, on retrouve des lieux de mémoire très bien identifiés comme l’atelier du Bateau-Lavoir ou celui des Grands-Augustins. Dans la première moitié du XXᵉ, Paris est par ailleurs la capitale artistique de l'art moderne occidental. Il est donc très important que la collection du musée Picasso soit environnée de celle du Musée national d’art moderne, qui est, avec celle du MoMA de New York, l’une des plus grandes collections d'art moderne au monde, ainsi que celles du Musée d’art moderne de la ville de Paris, et du Musée de Montmartre. On peut également rapprocher la collection d’autres musées monographiques d’artistes contemporains de Picasso, tels l’Institut Giacometti – le Musée national Picasso-Paris conserve le mobilier dessiné pour l’emménagement de l’hôtel Salé par Diego Giacometti, frère d’Alberto qui a été très proche de Picasso –, ou encore le musée Rodin, dont l’œuvre inspira Picasso. C’est le propos de l’exposition en cours « Picasso iconophage » : Picasso s’est nourri de ses visites dans les musées parisiens et de l’observation des collections nationales, il a été un visiteur assidu du Louvre, comme il l’avait été du Prado dans son enfance. Paris est évidemment un lieu de mémoire, mais également un écosystème dans lequel l’œuvre de Picasso s'est construit et qui participe à sa pleine compréhension.

 

 

 

Quels sont les partenaires du Centre d’études Picasso ?

CD :    Un centre de recherche repose sur ses relations, c’est pourquoi le Centre d’Etudes Picasso se veut être un carrefour pour les chercheurs, nouant des partenariats avec des universités nationales et internationales, des collègues conservateurs, mais aussi les autres musées Picasso avec lesquels nous travaillons déjà étroitement et construisons des projets communs : le musée Picasso de Barcelone, ceux de Malaga et d'Antibes notamment. Nous avons aussi pour projet de construire des partenariats avec les artistes contemporains, créateurs familiers de l’œuvre de Picasso, qu’ils ont toujours regardé avec attention.

 

CG :    Le Centre d’études Picasso constituera un cadre privilégié d’échanges scientifiques. Il aura vocation à accueillir chercheurs et penseurs du monde entier mais aussi à accompagner, soutenir et valoriser la recherche pour une circulation des idées. Plusieurs partenariats sont déjà actés et actifs, d’autres sont à l’étude, avec des institutions muséales, des centres de recherche et des universités, en France et à l’étranger. Outre nos partenaires naturels et privilégiés que sont le Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, les musées Picasso de Barcelone, Malaga, Antibes et Münster, le Musée national Picasso-Paris a créé un partenariat scientifique avec l’UNESCO – qui a donné lieu, en décembre 2023, à un symposium international de deux jours consacré à Picasso ; le Leonard Lauder Research Center for Modern Art duMetropolitan Museum deNew York ; la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso ; le Palazzo Te de Mantoue – au travers de projets d’exposition et de séminaires associés ; la Casa de Velázquez de Madrid et le Centre allemand d’histoire de l’art deParis ; l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne ; le musée Goya de Castres, le musée Zervos de Vézelay ; Sciences Po ; l’INHA ; le CNRS, etc. Le Centre d’études Picasso travaille avec ces partenaires à la constitution de programmes de recherche et de bourses dédiées dès l’automne 2024.

 

 

Quels axes donner à la recherche sur Picasso aujourd’hui ?

CD :    Je suis très heureuse que l’on puisse enfin ouvrir ce centre qui, lié au projet d'origine du musée, nous permet aussi de construire et d’affirmer le projet culturel et scientifique actuel du musée qui est relativement nouveau et s'inscrit dans un contexte de questionnements sur la position dominante de Picasso en histoire de l'art, sa relation aux femmes, son rapport à l’art africain, etc. Les recherches féministes et post-coloniales ont affecté les études classiques de Picasso et de ce fait, fragilisé la position du musée monographique Picasso. Dans ce contexte, nous avons bâti un programme d'expositions, de manifestations culturelles, d’éditions et de recherche, qui permet de décentrer le regard et d’explorer plus largement la réception de Picasso. Celle-ci présente un grand intérêt car en tant qu’artiste extrêmement populaire, compagnon de route du communisme, exilé politique anti-franquiste, il a irrigué toutes les périphéries géographiques mais également sociales du monde artistique : les scènes africaines et d'Amérique latine, celles de communautés minoritaires telles que la scène noire américaine ou encore celle de l'ancien bloc de l'Est, mais aussi des scènes régionales passionnantes. Ces explorations se retrouvent dans les expositions que nous proposons et dans la politique de recherche qui est construite et coordonnée au sein du musée par Cécile Godefroy.

 

CG :    Près de 100 ans après les premières études publiées sur l’œuvre de Picasso – on peut ici mentionner l’ouvrage de Daniel-Henry Kahnweiler sur le cubisme, ou les premières monographies d’André Level et André Salmon –, l’état de la recherche implique de renouveler les approches et d’élargir les champs d’études. Il s’agit notamment de sortir de la lecture biographique qui a longtemps prédominé et d’apporter un regard plus large, et parfois même plus critique, sur l’œuvre de Picasso. Cette approche culturelle, nécessairement plus inclusive, se reflète dans l’ensemble des projets menés par le Musée national Picasso-Paris, comme la nouvelle présentation de la collection, et doit ainsi répondre aux débats de société et à l’évolution d’une discipline qui a profondément muté ces vingt dernières années. L’art n’est plus seulement étudié pour lui-même mais se trouve aussi subordonné à un projet politique, social ou philosophique qui dépasse le champ artistique ou historique. Cette évolution a un impact sur notre manière de penser la recherche, créant de nouveaux sujets d’étude telle que la réception de l’œuvre dans des aires géographiques, politiques et intellectuelles jusqu’à présent peu explorées.

 

 

Quelle sera la programmation du Centre d’études Picasso ?

CG :    Les deux précédentes années ont permis d’inscrire la recherche en lien avec la programmation artistique, scientifique et culturelle du musée, suivant les nouvelles inflexions données par la Présidente, ainsi du séminaire « Picasso Aujourd’hui », organisé avec le partenariat de France Culture et du symposium de la Célébration Picasso à la maison de l’UNESCO (voir actes et captations), soit deux évènements d’envergure pour lesquels nous avons invité de nombreuses personnalités du monde de la culture – historiens de l’art, historiens, sociologues, philosophes, écrivains, artistes, etc. – à penser l’œuvre de Picasso dans de nouvelles perspectives d’ouverture. 
      Nous travaillons actuellement avec les équipes du musée sur l’établissement d’un programme de recherche et d’évènements scientifiques qui portera non seulement sur l’histoire et la spécificité des collections du musée mais qui s’attachera aussi à situer l’œuvre dans une histoire transversale des arts. L’objectif est que le Centre d’études Picasso s’ouvre à toute forme de pensée – sciences humaines et sociales, histoire politique, création contemporaine, etc. – pour contribuer à faire de l’œuvre de Picasso une voie d’accès à des champs d’études élargis, qui intéresseront de nouvelles catégories et générations de chercheurs.

 

Paris, le 29 mai 2024.

Détail de la sculpture des "chevaux du soleil" décorant la porte d'entrée du Centre d'Etudes Picasso
Crédits
Musée national Picasso-Paris\Adèle Zwilling