Baigneuses et rivages modernes
Le thème des baigneuses est vaste et récurrent dans l'histoire de l'art occidental. Souvent associées à des sujets mythologiques et religieux, des Baigneuses de Jean Honoré Fragonard, aux Cinq Baigneuses de Paul Cézanne, jusqu’aux Études pour « Baigneuses dans la forêt » de Picasso, ces dernières ont été confinées aux paysages arcadiens jusqu’à la fin du XIXème siècle. C’est seulement au début du XXème siècle que les baigneuses silvestres s’installent sur les rivages. Le mot « balnéaire » fait quant à lui son apparition dans le tout jeune Littré de 1865 et la culture qui l’accompagne est portée par le développement massif du chemin de fer dès la fin du XIXème siècle, et la création des grands hôtels, casinos, et autres cures thermales plébiscitées par la bonne société.
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La vie de Picasso est intimement liée aux rivages. Né à Malaga en 1881, élevé entre La Corogne et Barcelone, il séjourne à Biarritz, Dinard et, surtout à partir de 1919, sur les bords de la Méditerranée, s’installant dans le Midi de la France après la seconde guerre mondiale, résidant tour à tour dans les villes d’Antibes, Vallauris et Cannes, jusqu’à son décès à Mougins, en 1973.
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La représentation de l’espace méditerranéen regorge de références – et de matériaux –, tel un palimpseste historique dont Picasso s’est volontiers emparé. Ce « continent liquide[1] » cher à Fernand Braudel offre aux artistes une pléiade d’histoires ancestrales et de références esthétiques, cheminant de l’Égypte ancienne à l’art étrusque et ibérique, jusqu’au classicisme grec et l’art romain.
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Dans la période de l’entre-deux-guerres, le thème des baigneuses se développe de plus en plus dans l’œuvre de Picasso. Un premier tableau de 1918 peint à Biarritz représente un groupe de baigneuses vêtues de maillots de bain gainés. Cette petite composition pyramidale présente un décor dépouillé à rayures fait de sable, de mer et de ciel, et trois femmes dans des attitudes solitaires et statiques.
Datées de juillet 1920, Baigneuses et enfant, Trois Baigneuses et Deux Baigneuses allongées sur une plage sont trois études sur papier de petit format qui témoignent de l’attention que le peintre porte aux activités de bord de mer et la manière dont il s’y soustrait conférant à ses personnages une dimension universelle.
Dans Trois Baigneuses, et Baigneuses regardant un avion, le même décor à rayures « ciel-mer-terre » rappelle « l'étoffe du diable » chère aux marins et au peintre.
Au cours de l'été 1922, Picasso peint Deux Femmes courant sur la plage (La Course) et une Famille au bord de la mer, dont le seul décor est un rivage lunaire qui se dilue dans le ciel. Toutes deux évoquent un classicisme qui renvoie aux œuvres du Titien et de Jean Auguste Dominique Ingres, lorsque la morphologie tubulaire emprunte au gigantisme de Giulio Romano du Palazzo Te, à Mantoue, dont Picasso connait les fresques par le biais de la reproduction.
Au cours des étés 1928 et 1929 passés à Dinard, Picasso transforme le motif des baigneuses en créatures de mer. Surgissent deux éléments nouveaux : les rochers caractéristiques de la Côte d'Emeraude et la cabine de plage, métaphore de l’esprit "balnéaire". Les baigneuses, désormais dynamiques, sont paradoxalement contraintes, comme si leurs membres étaient bandés. Ces œuvres témoignent de l’intérêt que Picasso porte aux statuettes étrusques et aux orants et orantes ibériques, ces ex-voto en bronze qui semblent être autant le fruit d'un processus de création ancestral méditerranéen qu'un objet poli par le reflux de la mer.
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Ces baigneuses, à l’image des Baigneurs de 1956, sont comme des fragments monolithiques réduits à leur plus simple expression physique : un œil, une bouche, un sexe, une tête suffisent à caractériser le motif. La Grande baigneuse de 1929 permettait déjà de préciser cette idée. Sur fond cendré, la figure, tragique, se détache, reconnaissable à ses caractéristiques physiques (contours des seins, fente du sexe). La tête est réduite à son expression minimale, enfermée dans une enveloppe de corps architecturé. Picasso, qui confiait à Brassai « avoir une véritable fascination pour les os[2] », fait-il ici référence à l'esthétique d’un os pelvien comme dans son travail autour des Métamorphoses ? Ou au mythe de Pyrrha, dans lequel les pierres, touchant le sol, se muent en êtres humains ?
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Deux peintures se détachent de ces créations estivales : La Nageuse, dont le corps est similaire à celui des Acrobates, composé de membres sans tronc, mu en équilibre sur fond azuréen tel un nouvel emblème héraldique ; et Femme étendue sur la plage, dont le corps étiré en largeur se fond quant à lui avec le paysage de Dinard et se drape d'un bras d’eau de mer.
Immergée dans sa lecture, la Grande Baigneuse au livre, semble enfin y lire l’angoisse des temps à venir. Car l’année 1937 est aussi celle des bombardements de Guernica et la baigneuse, tel un Christ de pitié ou un futur Penseur plongé dans ses réflexions, anticipe déjà la disparition des temps de paix.
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[1] Fernand Braudel, La Méditerranée. Vol. 1 : L’espace et l’histoire, Paris, Flammarion, 1999.
[2] Emilie Bouvard, « La baigneuse, le ballon, la pierre et l’os », Picasso. Baigneuses et baigneurs, musée de Beaux-Arts de Lyon, cat. exp, 2020-21, p. 31.
Juan Luque Soto, chargé de recherches au Musée national Picasso-Paris