Pablo Picasso en toutes lettres

par
  • Fatiha Idmhand
  • Sabine Loudcher
  • Jérôme Darmont
  • Anne-Emmanuelle Kahn
  • Alexandre Quiquerez
Résumé :
Cet essai a été produit dans le cadre de la séance du Symposium Célébration Picasso intitulée "Le Réseau Picasso", qui s'est tenue le 8 décembre 2023.

Pendant plus de sept décennies, Pablo Picasso a créé près de 50 000 œuvres d’art qui ont défié les conventions établies et ouvert de nouveaux horizons pour l’expression créative et la culture. Malgré le conservatisme prévalant au sein des institutions artistiques et culturelles de son époque, et les nombreux tumultes politiques et géopolitiques de son siècle, Picasso a continuellement innové, attirant ainsi l’attention internationale pendant les trois quarts du xxe siècle. Cette position privilégiée a facilité la diffusion de ses idées, réflexions et propositions artistiques à travers l’Europe, les Amériques et au-delà, et l’a placé au cœur d’un vaste réseau culturel international dont il n’existe actuellement aucune description exhaustive. 

Nombreux sont les experts de Picasso qui ont soigneusement examiné l’impact de ses œuvres sur la redéfinition des normes artistiques du xxe siècle et souligné son rôle dans l’évolution des mouvements créatifs durant cette période. Dans leurs travaux[1], ils ont identifié certaines des figures clés qui ont accompagné ses évolutions artistiques, parmi lesquelles ses marchands, mécènes, amis intimes, compagnes, ainsi que les membres de sa famille. 

Cependant, aucune présentation intégrale de ce réseau d’influence n’a jamais été réalisée, et aucune cartographie permettant de comprendre son évolution dans le temps et l’espace n’existe à ce jour. Le projet « Pablo Picasso en toutes lettres » vise à combler cette lacune. Tout en mettant en lumière la contribution spécifique de Picasso, cette recherche vise à circonscrire ce qui fut probablement l’un des réseaux les plus étendus de l’époque de façon et à réévaluer le rôle de ceux qui ont entouré l’artiste ainsi que leur impact sur la circulation de ses idées à travers le monde et sur les dynamiques culturelles, politiques et sociales de la période. L’approche proposée à cette fin repose sur l’analyse exhaustive de la correspondance qui a été adressée à l’artiste entre 1900 et 1972. Conservé par le Musée national Picasso-Paris, ce corpus épistolaire, qui reste non exploité dans son ensemble, constitue une source d’information précieuse sur les connexions de l’artiste. En examinant le contenu de ces lettres, notre objectif est de mieux comprendre la façon dont le réseau picassien a influencé les interactions culturelles internationales tout au long du xxe siècle.

 

Les correspondances de Pablo Picasso

La publication en 2003 de l’inventaire établi par Claire Sibille et Laurence Madeline[2] a révélé l’ampleur de la correspondance adressée à Picasso entre 1900 et 1972. Avec approximativement 30 000 lettres provenant d’environ 10 000 correspondants, ce vaste corpus constitue l’un des principaux ensembles documentaires des archives de Pablo Picasso. Organisées par Sibille et Madeline en cinq séries dites de « C » à « G », ces séries distinguent les lettres qui ont été envoyées à Pablo Picasso par des correspondants réguliers (la célèbre série dite « C »), de celles provenant d’admirateurs ou de détracteurs (la « série D »), et de celles provenant d’institutions publiques ou privées (les séries « E, F et G »). Ces lettres offrent un aperçu détaillé des divers engagements de Picasso, qu’il s’agisse de ses relations familiales, amicales, professionnelles, ou des causes politiques et sociales qu’il a soutenues. Les réponses de Picasso à ces courriers, qui constituent le versant actif de ces échanges, sont dispersées à travers le monde. 

Notre projet a pour objectif d’identifier les auteurs des lettres adressées à Picasso et à repérer d’éventuels liens entre les sujets artistiques, culturels et personnels abordés dans ces missives et les enjeux politiques et sociaux de l’époque. Les informations sont collectées sous forme de « métadonnées » et sont organisés en trois ensembles : les informations sur les correspondants, sur les correspondances et sur les œuvres mentionnées dans ces correspondances.

Schéma représentant les informations collectées sous forme de « métadonnées » et organisées en trois ensembles

Notre objectif est de fournir un aperçu complet de la portée et de la diversité des relations de Picasso, qu’elles soient artistiques, culturelles, politiques ou sociales. Les informations collectées sur les correspondants nous permettent de définir la nature des relations entre les auteurs et l’artiste, ainsi que de détecter les membres clés de ce réseau. Elles nous aident également à mieux saisir l’impact de certaines relations sur l’écosystème culturel international de l’époque. L’analyse des thèmes abordés dans ces lettres, nous permet de contextualiser le contenu des échanges et de mieux comprendre les préoccupations des auteurs. De plus, les informations concernant les projets artistiques et culturels mentionnés dans les lettres nous permettent de définir la nature et la dynamique des relations de Picasso, et d’évaluer l’influence de ce réseau sur la création artistique et culturelle de l’époque.

Plus largement, cette étude nous aidera à comprendre comment les idées, les collaborations et les influences partagées au sein du réseau ont contribué à façonner le paysage culturel et intellectuel international du siècle dernier.

 

 

Le profil des correspondants de Pablo Picasso

Les métadonnées collectées sur les correspondants sont destinées à dresser les profils des membres du réseau et plus particulièrement, ceux des « médiateurs culturels » de Picasso. Les médiateurs culturels ont été définis par la recherche en histoire des transferts culturels comme celles et ceux qui jouent un rôle actif dans le déplacement des objets culturels entre deux aires géographiques. Ils/elles facilitent la circulation et l’intégration de ces objets dans le nouvel espace, en réinterprétant leur sens de manière à les insérer dans le nouveau contexte. En préparant cette nouvelle interprétation de leur signification, ils/elles facilitent la transition des objets vers le nouvel environnement en favorisant leur réception et leur assimilation dans le nouvel espace culturel[3]. L’illustration suivante met en lumière ce processus de manière synthétique :

Schéma représentant la transition des objets vers le nouvel environnement en favorisant leur réception et leur assimilation dans le nouvel espace culturel

Notre démarche scientifique repose sur l’hypothèse selon laquelle diverses métadonnées collectées sur les correspondants (telles que leur nationalité, leurs lieux de naissance et de décès, ainsi que leurs professions) permettront de mieux décrire leur implication dans les échanges culturels internationaux et l’impact de leurs actions sur la diffusion des idées et des œuvres de Picasso. Les données personnelles recueillies nous aident à retracer leurs parcours.

Les cartes suivantes illustrent concrètement les pistes scientifiques potentielles pouvant émerger grâce à cette collecte de données. Basées sur un échantillon de 1 493 correspondants de la « série C », ces cartes représentent les villes de naissance et de décès des correspondants de Pablo Picasso.

Cartes représentant les lieux de naissance et de décès des correspondants de Picasso

Les cartes révèlent une forte concentration des lieux de naissance des correspondants en Europe, suivie d’une dispersion géographique de leurs lieux de décès à travers le monde. Cette tendance s’explique par le fait que beaucoup de ces individus ont quitté le continent européen pendant les conflits de la première moitié du XXe siècle. Étant donné que Picasso a très peu voyagé, sa présence dans différentes régions du monde peut s’expliquer par les exils et déplacements de ses contacts.

Notre objectif est de mener une analyse approfondie des liens entre les déplacements géographiques des correspondants de Picasso et la propagation mondiale de son influence artistique. Pour cela, nous prévoyons de croiser différentes données telles que les lieux d’expédition des lettres, les thèmes abordés dans celles-ci, ainsi que les espaces, galeries ou institutions culturelles où les œuvres de Picasso ont été exposées ou discutées. Cette méthodologie apportera un nouvel éclairage scientifique sur l’impact global de Picasso au cours du siècle dernier.

 

Notre étude des correspondants entraînera également des études de cas spécifiques. Actuellement, nous nous concentrons sur le rôle de deux figures : Jaume Sabartés et Mariano Miguel Montañés, qui ont occupé successivement le poste de secrétaire personnel auprès de Picasso. 

Les archives de Jaume Sabartés, conservées par le Musée Picasso de Barcelone, documentent son rôle en tant que médiateur discret et fidèle collaborateur de Picasso pendant plus de trois décennies. À partir de 1935, Sabartés a assumé la gestion des affaires quotidiennes de l’artiste, jouant un rôle crucial dans l’équilibre entre la vie publique, privée et créative de Picasso. Selon les recherches de la professeure Margarida Casacuberta Rocarols de l’Université de Gérone, Jaume Sabartés a contribué à façonner l’image publique de Picasso[4]. L’analyse détaillée de leurs échanges épistolaires suggère une piste complémentaire : les interventions systématiques de Jaume Sabartés dans la circulation des œuvres de Picasso et dans les décisions stratégiques les concernant ont joué un rôle crucial dans leur acceptation et leur popularisation à l’échelle internationale. Cette hypothèse est en cours de validation par des recherches approfondies sur leurs correspondances ainsi que par l’examen d’autres documents d’archives pertinents. 

Nous examinons parallèlement le cas de Mariano Miguel Montañés pour comprendre la répartition des rôles entre lui et Sabartés pendant la période où ils ont collaboré, puis après le décès de Sabartés en 1968. Cette analyse vise à mesurer l’évolution de leurs responsabilités et l’impact respectif de leurs contributions sur la gestion et la promotion de l’œuvre de Picasso.

 

Enfin, la présence de certains intellectuels au sein du réseau picassien est également étudiée afin de mieux comprendre l’étendue de l’engagement politique de Picasso. Parmi eux figurent les républicains espagnols Manuel Ángeles Ortiz et Antoni Clavé, ainsi que le chirurgien américain Edward K. Barsky, fondateur du Bureau médical américain d’aide à la démocratie espagnole (American Medical Bureau to Aid Spanish Democracy, AMB). On trouve des femmes telles que Dina Vierny, qui a soutenu les opposants au régime franquiste et a été emprisonnée pendant l’Occupation nazie, ou Mercedes Comaposada Guillén, fondatrice du groupe anarchiste féministe « Mujeres Libres / Femmes libres ». Mercedes Comaposada Guillén et son époux, le sculpteur espagnol Baltasar Lobo, ont cherché refuge en France après l’avènement de Franco et ont été des amis proches de Pablo Picasso.

Les relations amicales de Picasso avec les Catalans font l’objet d’une analyse approfondie. Alors que des recherches abondent sur ses liens avec Joan Miró, l’écrivain Josep Palau i Fabre ou Salvador Dalí, ses interactions avec des personnalités telles que Manuel Pallarès i Grau ou Joan Vidal i Ventosa nécessitent encore des investigations approfondies. Ces liens ont vraisemblablement joué un rôle crucial dans l’engagement de Picasso envers la culture catalane et dans l’évolution de son œuvre artistique.

Dans cette optique, afin de mieux cibler les futures études de cas et de structurer nos analyses, nous avons établi une liste des professions et domaines d’activité des correspondants de Pablo Picasso. Cette démarche vise à orienter nos investigations au sein de la future base de données et à évaluer comment les compétences spécifiques des correspondants influencent les échanges et les flux d’informations.

Les professions ont été classées par « Domaines », « Sous-domaines » et « Secteurs d’activités », établissant ainsi un thésaurus des métiers des correspondants. Les illustrations suivantes, basées sur l’identification des professions de près de 2 000 correspondants, montrent que les métiers liés à la culture, en particulier dans les domaines de l’art, sont les plus représentés à ce stade. Ce constat n’est pas inattendu, cependant on peut relever la présence de secteurs professionnels moins fréquemment abordés dans la littérature picassienne, comme l’artisanat, la logistique, le sport ou la défense. 

Schéma représentant la typologie des métiers des correspondants de Picasso
Schéma représentant la typologie des métiers des correspondants de Picasso

     Ce thésaurus révèle une diversité de professions qui ont joué un rôle crucial dans la vie et la carrière de l’artiste. De manière analogue, il nous a paru essentiel d’organiser la liste des correspondants en fonction de la nature de leurs relations avec Pablo Picasso afin de mieux cerner l’impact de certaines interactions au sein du réseau. L’objectif est ici d’analyser plus précisément les dynamiques relationnelles en distinguant ceux qui ont eu des échanges fréquents avec Picasso, même s’ils n’étaient pas nécessairement des amis proches de l’artiste, de ceux qui, à l’inverse, ont pu avoir peu de correspondances avec lui mais exercer une influence significative sur sa trajectoire[5]

Avec les équipes du Musée national Picasso-Paris, nous avons établi une liste des différents types de relations entretenues par Pablo Picasso et ses correspondants, nous les avons regroupés en cinq catégories principales : « familiale », « sociale », « professionnelle », « médicale » et « critique ». Cette classification nous permettra d’analyser les interactions épistolaires en fonction des contextes relationnels et de mieux cerner les objectifs des correspondants. Les cinq catégories principales comprennent ensuite une série d’étiquettes (indiquées en jaune dans l’image ci-après) qui détaillent la nature de la relation. Par exemple, dans la catégorie « Relation sociale », on retrouve des étiquettes telles que « amis proches / confidents » ou « connaissances ». Nous avons également inclus deux termes issus du classement de Sibille et Madeline dans la catégorie « Relation critique » comme « détracteur » et « admirateur ».

Schéma représentant la typologie des relations entre Pablo Picasso et ses correspondants

Une fois que ces différents vocabulaires seront stabilisés, ils seront publiés sous forme de thésaurus de termes contrôlés et structurés[6] et son destinés à servir de mots clés au sein des métadonnées pour faciliter la recherche d’informations et l’analyse thématique du réseau picassien. Ce cadre méthodologique, inspiré des pratiques scientifiques des humanités numériques, apporte une contribution significative et originale aux études consacrées à l’œuvre de Picasso. Il met en avant la richesse de l’interdisciplinarité en combinant des approches et compétences variées issues de domaines scientifiques (histoire, sociologie, art, littérature, droit, informatique) et de professions (archiviste, documentaliste, juriste) différentes. Cette interaction constitue l’une des valeurs ajoutées de cette recherche.

 

 

Le sujet des correspondances

L’analyse et la description du contenu des lettres soulèvent plusieurs défis, notamment celui de gérer délicatement le secret des correspondances, crucial pour préserver la vie privée et la confidentialité des échanges épistolaires. Le projet « Pablo Picasso en toutes lettres » accorde une importance primordiale à ces droits ainsi qu’à la gestion des données personnelles. Pour ce faire, un contact a été établi avec la société Picasso Administration afin d’obtenir un accord de principe concernant l’exploitation de certaines lettres de Pablo Picasso. De plus, une analyse approfondie des données collectées par le projet a été entreprise pour assurer le respect de l’éthique et des droits, en évitant toute divulgation d’informations non autorisée.

Les contributions des chercheurs en droit privé au sein de l’équipe jouent un rôle essentiel dans la recherche d’un équilibre entre l’analyse scientifique, la diffusion des résultats de recherche et le respect de la vie privée des correspondants. Une analyse juridique détaillée sur les métadonnées et les données du projet a conduit à l’élaboration d’un vademecum[7] répertoriant les directives pertinentes et à l’élaboration de protocoles rigoureux et conformes à la loi pour la collecte, la gestion et la diffusion des informations sur les correspondants et les correspondances. Cette analyse a également démontré que le projet « Pablo Picasso en toutes lettres » représentait un terrain fertile pour les sciences juridiques.

Ainsi, par exemple, lors de notre analyse de la licéité de la collecte de métadonnées sur les correspondants (voir image ci-après), nous avons observé que cette collecte incluait des données personnelles telles que les noms, prénoms, pseudonymes, âge, date de naissance, lieu de naissance, nationalité, informations sur la famille, les amis proches, les relations professionnelles, les engagements politiques, les affiliations à des groupes ou associations, les informations médicales et financières, ainsi que le contenu des lettres échangées avec Picasso. 

Tableau représentant les données personnelles traitées

Toutefois, cette collecte étant principalement centrée sur des correspondants décédés, elle ne rencontre pas de barrières juridiques significatives. Cependant, notre analyse a suscité des réflexions sur les droits, à la fois extrapatrimoniaux et patrimoniaux, des personnes décédées et de leurs héritiers, soulevant ainsi une question de recherche juridique sur la préservation et la transmission des droits associés aux données personnelles après le décès.

 

En ce qui concerne les informations contenues dans les correspondances, la collecte vise à contextualiser les échanges épistolaires et à offrir une visualisation des sujets, enjeux, débats et idées qui ont animé le réseau picassien lors des moments clés du XXe siècle. Un vocabulaire spécifique est en cours d’élaboration pour décrire ces échanges à l’aide d'une série de mots-clés pertinents. Le tableau illustre les possibilités de comparaison offertes par ces vocabulaires. 

Il met en regard les thèmes abordés par Pablo Picasso et deux de ses « amis proches » dans les correspondances :

 

Objet des correspondances entre Pablo Picasso et Guillaume Apollinaire et Jaume Sabartés

Pablo Picasso – Guillaume Apollinaire

 

Pablo Picasso – Jaume Sabartés

Sources : Pierre Caizergues et Hélène Seckel (dir.), Picasso – Apollinaire. Correspondance, Paris, Gallimard, 1992.

 

Dates extrêmes : 1904-1918

Nombre de lettres : 174 lettres

Langue : Français

Sources : Archives du Musée national Picasso-Paris et du Musée Picasso de Barcelone

 

Dates extrêmes : 1904-1918

Nombre de lettres : ≈ 1900 lettres au total, +/- 700 lettres étudiées à ce stade

Langue : Espagnol, Catalan et Français

Sujets artistiques :

  • Échanges sur leurs œuvres respectives
  • Collaborations
  • Événements littéraires et artistiques : publications, critiques, articles et événements culturels

Sujets artistiques :

  • Échanges sur les créations artistiques de Picasso (sculptures, peintures, etc.). Demande d’avis sur les tableaux
  • Événements artistiques : participation et sélection d’œuvres pour des expositions
  • Lecture de livres et journaux

Sujets historiques :

  • Première Guerre mondiale

 

Sujets historiques :

  • Histoire du Guatemala
  • Guerres mondiales, Guerre d’Espagne

Vie personnelle et relations sociales :

  • Partage de nouvelles de santé et messages de réconfort
  • Adresse, localisation
  • Rendez-vous, rencontres et invitations
  • Voyages

Vie personnelle et relations sociales :

  • Partage de nouvelles de santé et messages de réconfort
  • Adresse, localisation
  • Rendez-vous, rencontres et invitations
  • Voyages

Réseau :

  • Salutations et amitiés à transmettre à des tiers
  • Évocations de tiers

Réseau :

  • Salutations et amitiés à transmettre à des tiers
  • Évocations de tiers
  • Messages à des tiers
  • Échanges avec les marchands d’art
  • Contacts artistiques

 

Administration et finances :

  • Gestion immobilière
  • Paiements des impôts et factures diverses

 

Logistique et action :

  • Envois de courriers postaux
  • Commandes d’objets d’études (livres, journaux et objets d’art)
  • Commandes de matériel pour créer (toiles, pinceaux, peintures, etc.)
  • Suivi de la transformation des œuvres d’art (encadrement, déménagement, bronze, etc.)

 

Le tableau montre que les deux ensembles épistolaires convergent autour de quatre grands thèmes : les sujets artistiques, la vie personnelle et les relations sociales, le réseau et les sujets historiques. À ce stade de l’étude, la fréquence d’apparition de chacun de ces thèmes n’a pas encore été définie et les étiquettes n’ont pas encore été stabilisées. Cependant, certains sujets se distinguent déjà de manière significative comme étant probablement propres aux échanges de Picasso avec ses « amis proches ». Par exemple, des sujets tels que « la vie quotidienne », la « la santé », ainsi que les relations avec des amis faisant partie du « réseau » ne sont probablement pas partagés avec tous les correspondants. Il est également remarquable que la localisation géographique revête une importance significative dans leurs lettres, en particulier dans le cas des échanges avec Apollinaire. Nous formulons l’hypothèse qu’il s’agit probablement d’une caractéristique propre à l’époque, les premières décennies du XXe siècle sont marquées par une mobilité accrue[8].

Nous nous attendions évidemment à ce que le « sujet artistique » soit un thème récurrent des lettres. Cependant, nous constatons qu’il se présente sous deux formes bien distinctes dans les deux correspondances. Entre Picasso et Apollinaire, il est principalement question d’invitations à collaborer et à participer à des projets artistiques portés par Apollinaire et qui impliquent souvent sa propre participation. Ici, Picasso est rarement à l’origine des propositions et semble plutôt timide, voire passif face aux initiatives de son ami. Son jeune âge et sa maîtrise encore imparfaite du français expliquent probablement cette attitude. En revanche, Apollinaire se montre très dynamique dans les échanges et bénéficiant d’un réseau plus vaste que celui de Picasso. Cela lui permet d’initier et de coordonner activement des projets artistiques, d’organiser des rencontres et des rendez-vous.

Dans les correspondances échangées avec Sabartés, le « sujet artistique » est abordé sous un angle très différent. Un premier aspect concerne la logistique de la circulation des œuvres, car c’est très souvent Sabartés qui est chargé de transmettre les tableaux, sculptures ou objets aux marchands, conservateurs et commissaires d’exposition. Parfois, il accompagne physiquement les œuvres depuis l’atelier jusqu’au lieu de l’exposition ou de la vente. Responsable du transfert et de la mise à disposition des œuvres picassiennes auprès des différents acteurs du monde de l’art, Sabartés est donc directement impliqué dans leur circulation. Un second aspect concerne le partage d’opinions sur les projets artistiques de Picasso. À ce stade de nos recherches, nous pouvons déjà indiquer qu’il joue un rôle crucial dans la réception initiale des œuvres de Picasso. En effet, il est souvent le premier invité à les voir et à partager ses impressions avec l’artiste mais Picasso ne sollicite son avis qu’une fois ses projets bien avancés, voire achevés. Il fait appel à lui à un moment stratégique, juste avant que l’œuvre ne soit présentée au public. Le rôle de Sabartés dans la réception précoce des œuvres de Picasso témoigne d’une position tout à fait unique au sein du réseau et du cercle amical de l’artiste. Il reste à déterminer s'il a exercé une influence directe sur le démarrage des projets de Picasso.

On observe une distinction marquée dans la manière dont les sujets historiques et d’actualité sont abordés dans les échanges entre Picasso et Apollinaire d’une part, et Sabartés d’autre part. La Première Guerre mondiale introduit le thème du « conflit » dans les discussions avec Apollinaire dont l’engagement sur le front le conduit à souligner les valeurs qu’il souhaite défendre alors que Picasso exprime des inquiétudes pour lui-même et leurs amis. Avec Sabartés, Picasso aborde les sujets politico-historiques de manière plus allusive, à travers l’humour, l’ironie ou des métaphores très personnelles, formulées dans les différentes langues qu’ils parlent tous les deux, notamment l’espagnol et le catalan. Il arrive parfois que Picasso transmette des articles de presse à Sabartés sans les commenter, lui laissant ainsi le soin d’interpréter le message.

Enfin, les échanges avec Sabartés intègrent des éléments absents des lettres échangées avec Apollinaire : le fait que les sujets administratifs, financiers, juridiques, techniques et logistiques se retrouvent ici regroupés confirment que Sabartés occupe une position singulière au sein du réseau picassien. Nos recherches en cours visent à élucider de manière plus approfondie la spécificité de son rôle.

 

 

Le réseau de Pablo Picasso à l’ère du big data

Nous avons souligné les apports des sciences juridiques et leur lien avec le projet en mettant en lumière des questions de recherche communes autour du droit d’auteur et de la protection des données personnelles or l’analyse de la structure d’un réseau aussi vaste que celui de Picasso, ainsi que ses aspects connexes, offre un terrain propice pour des investigations conjointes avec les sciences informatiques. En effet, les données manipulées par le projet sont non seulement abondantes, mais aussi très hétérogènes et dispersées à travers diverses institutions à travers le monde, ainsi que sur différents sites Web et bases de données. Cette dispersion pose des défis à la fois techniques et humains, qui font écho à certains des défis du big data, où la variété, le volume et la dissémination des données représentent des obstacles scientifiques majeurs.

Dans ce contexte, la contribution des chercheurs en sciences des données se révèle cruciale. Ce domaine scientifique dispose de méthodes et d’outils permettant d’agréger, de traiter et d’analyser efficacement les données. Notre objectif est donc de mobiliser une gamme variée de techniques de traitement issues du big data, telles que l’apprentissage automatique, afin de démêler la richesse des informations collectées, d’identifier des tendances, des liens et des motifs significatifs au sein du réseau artistique de Picasso. Axé sur l’analyse d’un réseau complexe alimenté par une multitude de données provenant de sources diverses, notre projet offre une opportunité de contribuer à deux domaines de la recherche en informatique : la gestion de la diversité et de l’hétérogénéité des données, ainsi que la manipulation des métadonnées. Ces deux défis représentent des chantiers scientifiques encore ouverts en informatique ; l’exploration du réseau culturel picassien pourrait ainsi conduire au développement de méthodes innovantes permettant de relever ces défis spécifiques dans le domaine de la recherche en informatique.

Comme mentionné précédemment, l’équipe collecte et organise trois ensembles de métadonnées décrivant différents éléments du projet : celles relatives aux correspondants, aux correspondances et aux œuvres mentionnées dans les lettres. Cette création de métadonnées est principalement réalisée manuellement, et parfois de manière semi-automatisée à l’aide d’API, ce qui entraîne une grande diversité en termes de formats de fichiers (CSV, XSLX, XML, HTML, RDF, JSON ou Turtle), de codage et de terminologie (Dublin Core, XML-EAD, etc.). Le processus de préparation et de traitement des métadonnées, depuis leur collecte jusqu’à leur modélisation relationnelle et leur stockage dans une base de données, est illustré ci-dessous.

Schéma représentant la préparation et le traitement des métadonnées

Dans ce processus, la création d’un « dictionnaire des métadonnées » a permis d’organiser les métadonnées et de repérer et éviter les redondances potentielles. Nous nous sommes ainsi assurés que les données collectées et constituées par l’équipe scientifique complètent bien celles du Musée national Picasso-Paris, et vice versa. 

 

Le dictionnaire a ensuite guidé l’élaboration d’un modèle conceptuel, représenté sous forme d’un diagramme de classes UML, précisant les liens entre les trois ensembles de métadonnées et les différentes sources d’informations et de données :

Schéma représentant le modèle conceptuel des métadonnées

Ce modèle conceptuel met en évidence les relations qui existent entre les données collectées par les équipes scientifiques, celles provenant du Musée national Picasso-Paris, ainsi que celles accessibles sur le Web[9]. Ce modèle a été utilisé pour concevoir une base de données relationnelle permettant le stockage, l’interrogation et l’analyse des métadonnées recueillies tout au long du projet. Il offre également la possibilité d’enrichir de manière collaborative les données collectées. En facilitant une approche intégrée et structurée de gestion des métadonnées, ce cadre conceptuel joue un rôle crucial dans la poursuite des travaux sur le réseau de Pablo Picasso.

 

 

Conclusion

Le XXe siècle en Europe, dépeint par Ian Kershaw comme un « enfer »[10], a été une période d’intenses bouleversements historiques mais aussi d’une grande effervescence culturelle. Malgré les turbulences, les conflits et les changements géopolitiques tumultueux, cette époque a été marquée par une diffusion massive de nouvelles idées portées par le mouvement avant-gardiste, dont Picasso demeure l’une des figures emblématiques. Notre projet s’attache à démontrer que son rôle crucial dans cet essor culturel découle non seulement de son génie artistique mais également de sa position centrale en tant que connecteur au sein d’un vaste réseau international culturel, intellectuel et artistique. Autrement dit, Picasso était aussi un catalyseur d’idées, de collaborations et d’inspirations, alimentant, par son réseau, le bouillonnement créatif qui a transcendé les frontières géographiques et les barrières culturelles durant le siècle. 

Le projet « Pablo Picasso en toutes lettres » contribue à éclairer ces dynamiques complexes en utilisant des approches innovantes et interdisciplinaires. 

 


 


 

[1] On peut citer, par exemple : John Richardson, A Life of Picasso, t. I, II, III et IV, New York, Random House, 1991, 1996, 2006 et 2011 ; Serge Linarès, Picasso et les écrivains, Paris, Citadelles & Mazenod, 2013 ; Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-Gardes artistiques (1848-1918). Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, coll. « Folio » no 249, 2015, et Les Avant-Gardes artistiques (1918-1945), Paris, Gallimard, coll. « Folio », no 263, 2017. 

 

[2] Claire Sibille et Laurence Madeline, Répertoire numérique du fonds Pablo Picasso (CHAN 515AP, Musée Picasso MP/1992-2) / Digital Directory of the Pablo Picasso Collection (CHAN 515AP, Musée Picasso MP/1992-2), 2003, <http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/pdf/ap/515AP/DAFANCH00AP_0000515AP.html>.

 

[3] Michel Espagne et Michael Werner (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (xviiie-xixe siècle), Paris, Éd. Recherche sur les civilisations, 1988 ; Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses universitaires de France, 1999 ; Michel Espagne, « Approches anthropologiques et racines philologiques des transferts culturels », Revue germanique internationale, no 21, 2004, <http://journals.openedition.org/rgi/1014>, DOI <https://doi.org/10.4000/rgi.1014>.

 

[4] Margarida Casacuberta Rocarols, «Sabartés, escriure en temps envilits», in Emmanuel Guigon et al. (dir.), Sabartés por Picasso por Sabartés, catalogue d’exposition (novembre 2018 – février 2019), Barcelone, Fundació Museu Picasso de Barcelona, 2018, p. 93-114.

 

[5] Bien sûr, nous anticipons le fait que certaines interactions seront difficiles à quantifier et à analyser de manière exhaustive, dans la mesure où certains ont pu avoir des contacts physiques réguliers avec Picasso plutôt que des échanges épistolaires, tandis que d’autres ont peut-être privilégié le contact téléphonique.

 

[6] L’outil Open Theso sera utilisé à cette fin : <https://opentheso.huma-num.fr>.

 

[7]  Pauline Gérôme, Aline Schoffit, Lou-Ann Villard, Anne-Emmanuelle Kahn, Alexandre Quiquerez, Fatiha Idmhand, Jérôme Darmont, Sabine Loudcher, « Vademecum juridique du projet PICLETTERS « Pablo Picasso en toutes lettres » » MSH Lyon - Saint-Étienne ; Institut des textes et manuscrits modernes (UMR8132); Université lumière Lyon 2; EUR Translitteræ. 2024 : <https://hal.science/hal-04524710>.

 

[8] Les références au lieu de résidence mettent en lumière l’importance des localisations physiques dans les interactions humaines ainsi que dans le maintien des liens sociaux et artistiques. En échangeant leurs adresses, les correspondants témoignent de leur volonté de maintenir des liens actifs malgré de nombreux déménagements.

 

[9] Ibtissam Slalmi, Solène Labbé, Pauline Gérôme et al., « Modélisation des métadonnées des correspondances de Pablo Picasso », in actes des 18es Journées EDA « Business Intelligence & Big Data » (Clermont-Ferrand, 27-28 octobre 2022), Revue des nouvelles technologies de l’information, B-18, 2022, p. 113-114, <https://hal.science/hal-03834225>.

 

[10] Ian Kershaw, To Hell and Back: Europe (1914-1949), New York, Viking, 2015; trad. française : L’Europe en enfer (1914-1949), Paris, Éd. du Seuil, 2016.

Fatiha Idmhand
(chercheure en résidence au Musée national Picasso-Paris, Institut des textes et manuscrits modernes, UMR8132)
Sabine Loudcher
Université Lyon-2
Jérôme Darmont
Université Lyon-2
Anne-Emmanuelle Kahn
Université Lyon-2
Alexandre Quiquerez
Université Lyon-2