La bibliothèque fantôme de Pablo Picasso
Entrer dans l’univers des archives de Pablo Picasso est une expérience saisissante, dont l’équivalent cinématographique pourrait être celle vécue par le spectateur qui regarde les derniers plans de Citizen Kane d’Orson Welles. La caméra survole un amoncellement vertigineux de caisses précieusement conservées et d’autres objets – bougeoirs, vases en tous genres, photographies anciennes, liasses de journaux – posés sans classement apparent çà et là. Brusquement, une main apparaît et saisit un traîneau d’enfant sur lequel on distingue l’inscription « Rosebud », « bouton de rose », dernier mot prononcé par Charles Foster Kane avant sa mort. Le « fossoyeur » du passé jette immédiatement cette « saleté » dans les flammes, détruisant ainsi toute possibilité de résoudre l’énigme du drame vécu par le magnat de la presse, sa séparation brutale durant son enfance avec sa mère.
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Les archives personnelles de Pablo Picasso représentent plus de 120 mètres linéaires et comprennent environ 200 000 pièces réparties dans des centaines de boîtes, dont près de 20 000 photos. État civil, papiers et objets personnels, comptabilité personnelle, invitations, laissez-passer, billets d’entrée à des expositions, au cinéma, au théâtre, à la corrida, au cirque, collection de journaux, livres d’or avec annotations de visiteurs, manuscrits divers et anonymes, cartes d’anniversaire, cartes de visite, cartes de vœux, cartons d’invitation, catalogues d’exposition, correspondance, abonnements à des journaux (Le Patriote, L’Humanité, Le Chasseur français, Ce soir, Les Lettres françaises, Herald Tribune, etc.), croquis, découpages et pliages, demandes d’enquête, demandes d’expertise d’œuvres, demandes d’interview, demandes d’œuvres, demandes de conseils artistiques, faire-part, fournitures usagées, rubans, ficelles, cravates, boîtes d’allumettes, etc.
Cet inventaire à la Prévert n’est qu’un commencement qui s’égrène sur les dizaines de pages du sommaire des archives de Picasso. Pablo Picasso a enregistré, conservé chaque instant de sa vie, du plus insignifiant – comme des publicités touristiques prises dans des hôtels lors de ses voyages – au plus intime : la correspondance avec sa mère. Éventail plié un nombre infini de fois, ces archives forment un miroir mobile de l’obsession de l’artiste de se suivre à la trace. Abonné au Lit tout, Picasso recevait les coupures de la presse mondiale dans lesquelles figurait son nom qu’un surlignage au crayon de couleur rendait immédiatement repérable. Minotaure pris dans le dédale de son obsession biographique, Picasso n’a par ailleurs eu de cesse de faire son autoportrait en peintures, dessins, photographies – autre manière d’affirmer une destinée unique.
Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir construit sa légende. D’autres y ont contribué : année après année, des dizaines d’historiens, parfois des intimes, ont ajouté de monumentales biographies à un édifice qui ne cessait de se remplir. Fernande Olivier, l’une de ses premières compagnes, Jaime Sabartés, poète et ami de Picasso avant de devenir son secrétaire particulier et l’un de ses premiers biographes[1], Rafael Alberti, Brigitte Baer, Marie-Laure Bernadac[2], Georges Bloch[3], Georges Boudaille, Dominique Bozo, Pierre Cabanne, Jean Clair, Annie Cohen-Solal, Douglas Cooper, Philippe Dagen, Pierre Daix[4], Rosalind Krauss, Serge Lemoine[5], Serge Linarès, Josep Palau i Fabre[6], Hélène Parmelin, Roland Penrose, Claude Roy, William Rubin, Werner Spies, Leo Steinberg, et bien d’autres, auxquels il faut ajouter Christian Zervos, auteur de la monumentale édition du catalogue raisonné en 33 volumes.
Il semblerait que, depuis la seconde partie du xxe siècle jusqu’à nos jours, devenir historien passerait par une confrontation avec l’œuvre de Picasso, que cela soit par l’écriture de monographies thématiques ou de textes dans des catalogues d’exposition. À cette avalanche de publications s’ajoutent les « conversations » et correspondances avec ses amis écrivains, poètes, photographes, Guillaume Apollinaire, Louis Aragon, Brassaï, André Breton, Jean Cassou, René Char, Lucien Clergue, Jean Cocteau, Paul Éluard, Max Jacob, Jacques Prévert, Pierre Reverdy, Gertrude Stein[7], et les très nombreux livres de ses ami(e)s qu’il a parfois illustrés avec des lithographies, comme Le Chant des morts de Pierre Reverdy.
Chose remarquable, dans l’inventaire du fonds Picasso, si on trouve trace de manuscrits d’ouvrages sur Picasso qui lui ont été adressés par des auteurs anonymes ou célèbres[8], rien en volume qui puisse rendre compte des centaines de monographies écrites sur le peintre et sculpteur espagnol[9]. Autre élément remarquable, alors que l’on ne peut que constater le caractère compulsif d’archivage de Picasso, on ne trouve pas trace d’une bibliothèque rassemblant l’ensemble des ouvrages écrits sur son œuvre, sauf une petite bibliothèque vitrée dans son atelier des Grands-Augustins à Paris en 1947, bibliothèque recouverte de peintures et d’objets (fig. 1). Cependant, il est très probable qu’elle ait été conservée par la famille Picasso ou dispersée entre les héritiers.
Si Picasso a repris de nombreuses fois le thème pictural classique de la femme lisant (fig. 2) (voir Renoir, Matisse, Vuillard, etc.), il n’a, à ma connaissance, peint aucune bibliothèque ou rayonnage de livres, contrairement à Degas (Portrait d’Edmond Duranty, 1879), Cézanne (Gustave Geffroy, 1895-1896[10]) ou encore Manet (Émile Zola, 1868). Et le portail des collections du Musée national Picasso-Paris permettant d’accéder à une grande partie de son œuvre[11] ne donne accès qu’à une nature morte au livre (fig. 3) (Verre, pomme, livres, 1911), thème pourtant récurrent depuis des siècles[12] jusqu’à son compatriote contemporain Juan Gris.
Cette absence singulière du motif de la bibliothèque et du livre dans la peinture de Picasso, hormis dans le modèle féminin lisant, ne m’est pas apparue immédiatement tant la question du portrait et de l’autoportrait était présente. De l’autoportrait photographique en particulier.
On ignore si Picasso a fait cet autoportrait au miroir (fig. 4) avant ou après la naissance de Paulo, le 4 février 1921. Il en ressort un sentiment d’attente. Le peintre, assis dans un fauteuil, jambes croisées, dans une immobilité légèrement troublée par un flou sur le visage, l’appareil photographique posé devant lui sur une petite table, fixe son reflet dans les portes fermées de l’armoire à glace face à lui. Derrière lui, juste à sa gauche, une porte fermée donnant sur une pièce dont on ignore tout se reflète dans le miroir, venant clôturer la scène. Picasso a quarante ans. Cet Autoportrait à l’armoire à glace peut être mis en relation avec un autre tirage également retrouvé dans les archives de Picasso, le représentant avec son nouveau-né Paulo dans les bras (fig. 5). Si l’on en croit les vêtements portés par l’artiste, la photographie n’a pas été prise le même jour. Il semble que nous soyons entrés dans la pièce se trouvant derrière la porte close qui se réfléchissait dans le miroir. Et que dans cette pièce se trouve une autre armoire. Dans cette chambre, une mise en abyme entre deux armoires en miroir de part et d’autre d’un mur noue un lien dialectique entre immortalité et descendance. Entre fermé et ouvert. D’un côté le destin d’un artiste atteignant déjà l’immortalité, de l’autre le destin d’un père confronté à sa descendance. D’un côté l’armoire de l’autoportrait de l’artiste, de l’autre celle du portrait du père portant son fils dans ses bras en reconnaissance de sa paternité. L’espace de la mère, lui, disparaît dans le pli de l’embrasure de la porte.
La cristallisation de plusieurs dizaines de monographies écrites sur Picasso construit une bibliothèque fantôme reposant telle une relique dans son armoire en verre. Les biographies écrites sur l’artiste entrent dans le pli de la porte ouverte et, dans le feu de la destruction magique, rejoignent son autobiographie, une autobiographie qu’il signe de son nom PICASSO (fig. 6 à 8).
[1] Jaime Sabartés, Picasso : An Intimate Portrait, New York, Prentice Hall, 1948 ; Jaime Sabartés, Picasso. Portraits et souvenirs, Paris, Louis Carré & Maximilien Vox, 1946.
[2]Marie-Laure Bernadac, Picasso, visages, Paris, Réunion des musées nationaux, 1991 ; Marie-Laure Bernadac et Paule du Bouchet, Picasso, le sage et le fou, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1986 ; Marie-Laure Bernadac et Christine Piot (éd.), Picasso. Écrits, Paris, Réunion des musées nationaux / Gallimard, 1989.
[3] Georges Bloch, Catalogue de l’œuvre gravé et lithographié, t. I à IV, Berne, Kornfeld & Klipstein, 1968-1979.
[4] Pierre Daix et Joan Rosselet, Le Cubisme de Picasso. Catalogue raisonné de l’œuvre peint (1907-1916), Neuchâtel, Ides et Calendes, 1979 ; Pierre Daix, Dictionnaire Picasso, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1995 ; Pierre Daix, Georges Boudaille et Joan Rosselet, Picasso (1900-1906). Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1966.
[5] Serge Lemoine (dir.), De Puvis de Chavannes à Matisse et Picasso. Vers l’art moderne, catalogue d’exposition (Venise, Palazzo Grassi), Paris, Flammarion, 2002.
[6] Josep Palau i Fabre, Picasso en Catalogne, Paris, Société française du livre, 1979 ; Josep Palau i Fabre, Picasso vivant (1881-1907), Paris, Albin Michel, 1981 ; Josep Palau i Fabre, Picasso cubisme (1907-1917), Paris, Albin Michel, 1990 ; Josep Palau i Fabre, Picasso. Des ballets au drame (1917-1926), Cologne, Köneman, 1999.
[7]Gertrude Stein, Picasso, Paris, Floury, 1938, rééd. Paris, Christian Bourgois, 2006.
[8] Voir H 1-10 Manuscrits et maquettes d’ouvrages adressés à Picasso, 1940-1971 et s.d. 515.AP.
[9] En revanche, on note une correspondance avec certains auteurs comme Pierre Daix.
[10]Selon le poète Joachim Gasquet, Cézanne voua une haine féroce à Geffroy, le trouvant « trop éclectique dans ses goûts artistiques ».
[11] On peut aussi consulter le Picasso Online Project.
[12] De Jan Davidsz de Heem (Still Life with Books, 1628) à Vincent Van Gogh (Nature morte aux livres jaunes, 1887, et Nature morte à la Bible ouverte et au candélabre, 1885). Dans les centaines de photographies prises dans les divers domiciles de Picasso (Antibes, Boisgeloup, Cannes, Céret, Mougins, etc., je pense aux photos prises par David Douglas Duncan), ce qui domine est logiquement la présence de ses peintures.
Fig. 1
Nick de Morgoli
La Bibliothèque et une table sur laquelle sont posées une photographie de Paulo, une « Tête de jeune homme » et d'autres oeuvres à l'atelier des Grands-Augustins, Paris, 1947
Musée national Picasso-Paris
Don Succession Picasso, 1992
Fig. 2
Pablo Picasso
Femme lisant, Paris, 9 janvier 1935
Huile sur toile, 162 x 113 cm
Musée national Picasso-Paris
Dation Pablo Picasso, 1979
Fig. 3
Pablo Picasso
Verre, pomme, livres, Paris, printemps 1911
Huile sur toile, 22,5 x 45,5 cm
Musée national Picasso-Paris
Dation Pablo Picasso, 1979
Fig. 4
Pablo Picasso
Autoportrait à l'armoire à glace, rue La Boétie, Paris, 1921
Musée national Picasso-Paris
Don Succession Picasso, 1992
Fig. 5
Anonyme
Pablo Picasso avec son fils Paulo nouveau-né, rue La Boétie, Paris, février 1921
Musée national Picasso-Paris
Don Succession Picasso, 1992
Fig. 6
Pascal Convert
Bibliothèque Picasso cristallisée (détail), 2024
Verre optique, dimensions variables
Vue de l'atelier d'Olivier Juteau (maître verrier)
Fig. 7
Pascal Convert
Bibliothèque Picasso cristallisée (détail), 2024
Fig. 8
Pascal Convert
Bibliothèque Picasso cristallisée (détail), 2024