« Mon attention s'est fixée sur l'homme portant l'agneau, je l'ai vu en relief, et puis dans l'espace. Ce ne pouvait être une peinture ; il fallait que ce soit une sculpture. […] J'ai fait monter deux grandes lessiveuses pleines de terre, et, quand je me suis enfin mis au travail, j'ai tout terminé en deux après-midis. Avec une telle masse de glaise dans l'armature, l'équilibre était précaire. Aussi ai-je fait mouler en plâtre presque immédiatement, avant même que la terre soit complètement sèche » (Françoise Gilot, Vivre avec Picasso, Paris : Calmann-Lévy, 1965, p. 286). C'est en ces termes que Picasso rapporte la périlleuse création de L'Homme au mouton en février 1943, avec l'aide de Paul Eluard, dans l'atelier des Grands Augustins à Paris. Œuvre dépassant l'échelle humaine et l'une des rares sculptures en pied de Picasso, L'Homme au mouton est né d'une longue série de dessins, entreprise à partir de juillet 1942. Le sujet de L'Homme au mouton remonte, selon Jaime Sabartès, secrétaire et ami de Picasso, à une grande gravure montrant un homme barbu auquel on remet des offrandes (MP2953). Parmi elles, figure un agneau dont l'homme se saisit. Le positionnement de la figure masculine trouve quant à lui son origine dans une petite figure en bronze d'Homme debout créée en 1942, conservée au Musée national Picasso et qui partage avec L'Homme au mouton un traitement libre et sommaire de la matière qui rappelle l'art d'Auguste Rodin.

Faut-il voir dans L'Homme au mouton, ainsi que le nommait André Malraux, « le Guernica de la sculpture » de Picasso ? La sculpture, érigée en temps de guerre et associant, comme dans la peinture, l'homme à l'animal, fut dès 1948 lors de son exposition à la Maison de la Pensée française à Paris, interprétée et commentée comme une représentation du Bon Pasteur, incarnant une image de paix et de générosité. Après la guerre, lorsque le bronze fut à nouveau disponible, la sculpture fut reproduite en trois exemplaires, dont l'un fut offert par Picasso à la ville de Vallauris. Lors de l'érection de la statue sur la place du marché de Vallauris, en 1950, Tristan Tzara compare le porteur d'agneau au célèbre Moscophore antique, tenant sur ses épaules le veau sacrificiel. Picasso avait accès au livre de Christian Zervos publié en 1935 sur l'art des civilisations anciennes. « Cela n'est ni ancien, ni moderne, ni égyptien, ni grec, ni cubiste », en disait cependant D.-H. Kahnweiler dans son ouvrage consacré aux sculptures de Picasso (in Les sculptures de Picasso, Paris, Editions du Chêne, 1948, n. p.) Picasso réfute en outre tout caractère symbolique de l'œuvre : « Il n'y a pas de symbolisme là-dedans. C'est simplement beau. […] Dans L'Homme au mouton j'ai exprimé un sentiment humain, un sentiment qui existe aujourd'hui comme il a toujours existé » (Pablo Picasso, « Permanence du sacré », XXème siècle, décembre 1954, n°24). Si le nom de Rodin est souvent prononcé, il est difficile d'établir une filiation artistique, tant la sculpture s'écarte de toute tradition par sa facture. Les détails du visage font penser par leur précision à un portrait viril d'allure classique, peut-être un autoportrait. Mais ce classicisme est vite démenti par la disproportion de certaines parties du corps, l'ébauche grossière des jambes, le déséquilibre dans la répartition des volumes de l'animal. La pondération de l'œuvre elle-même surprend en ce qu'elle ne repose pas sur le déhanchement attendu qui viserait à répartir le poids sur une jambe en retrait. Ce caractère inachevé serait selon Picasso dû à la rapidité de l'exécution.

Qu'elle soit ou non investie de sens ou de symbole, la sculpture de L'Homme au mouton dévoile, selon la formule de Louis Aragon, « le secret d'une pensée qui chemine » (préface à l'exposition « Picasso, sculptures/dessins », Paris : Maison de la Pensée française, 1950-1951, p. 8).